L’enjeu de l’approvisionnement de l’eau en Asie centrale

Le nouveau président Ouzbek, Shavkat Mirziyoyev, a annoncé début 2018 sa volonté de rencontrer son homologue tadjik, le président Emomali Rahmon1. Le Tadjikistan reste à ce jour le seul pays de la région que le président Ouzbek n’a pas encore visité. Les observateurs attendent avec intérêt cette étape de la tournée présidentielle de Mirziyoyev au regard des relations houleuses qu’ont pu entretenir les deux pays durant les presque 30 précédentes années. Les propos tenus par l’ancien président de l’Ouzbékistan, Islam Karimov, sont à ce titre particulièrement illustratifs. Il déclarait alors au cours d’une visite au Kazakhstan en 2012 que « les ressources en eaux risquent de devenir une problématique future qui pourrait rapidement générer des tensions, non seulement dans notre région, mais aussi sur tout le continent » avant d’ajouter « je ne mentionnerais pas de pays en particulier, mais cela pourrait tourner à la confrontation, si ce n’est à la guerre »2. Cette déclaration faisait suite à l’annonce par le gouvernement tadjik de sa volonté de reprendre les travaux du barrage de Rogoun encouragés par les conclusions favorables d’un rapport de la Banque mondiale sur la faisabilité du projet3. Lancé en 1976 et interrompu par la chute de l’URSS en 1991, le barrage de Rogoun a aujourd’hui pour vocation de devenir « la pierre angulaire de la politique énergétique du Tadjikistan moderne »4.

Si le changement de présidence ouzbek, suite au décès de Karimov en 2016, semble avoir remis le pays sur la voie de la diplomatie de bon voisinage et marqué le réchauffement des relations avec le Tadjikistan, la problématique de l’eau n’en demeure pas moins l’une des questions fondamentales qui déchirent le cœur de l’Asie centrale. D’autant plus pour l’Ouzbékistan qui capte à lui seul 52% des approvisionnements d’eau et ne voit pas donc d’un bon œil la reprise des travaux du barrage tadjik officiellement lancée en Octobre 201656. En effet, la répartition inégale de cette ressource entraîne des conflits d’intérêts entre d’un côté les principaux fournisseurs d’eaux, le Tadjikistan et le Kirghizistan, qui connaissent régulièrement des pénuries d’énergie, et de l’autre leurs clients que sont l’Ouzbékistan, le Turkménistan et le Kazakhstan dont les industries lourdes, mais surtout la culture du coton, nécessitent un approvisionnement d’eau conséquent. Le conflit s’articule donc autour des dichotomies amont – aval et sur l’usage de l’eau pour l’agriculture – l’énergie.

Une ressource inégalement répartie

Le cœur de l’Asie centrale se compose globalement des cinq anciennes républiques soviétiques que sont que sont le Kazakhstan, le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizistan. L’approvisionnement en eau de ces pays dépend de deux sources majeures, les glaciers du Tadjikistan et du Kirghizistan, qui constituent 90% des ressources en eau de la région et irriguent 75% des terres cultivables7. D’une part le Syr Daria qui trouve sa source dans les monts célestes du Tian Shan au Kirghizistan.

Ce fleuve est responsable de l’intégralité de l’apport d’eau dans la vallée du Ferghana, région la plus densément peuplée d’Asie centrale et située au carrefour du Kirghizistan, du Tadjikistan et de l’Ouzbékistan. L’autre source principale est l’Amou Daria qui naît quant à lui dans les sommets du Pamir au Tadjikistan.

La problématique réside dans le fait que les pays en aval, principalement l’Ouzbékistan, qui avec pas loin de 32 millions d’habitants est le pays le plus peuplé de la région, mais également le Turkménistan et le Kazakhstan dépendent donc des des pays en amont, le Tadjikistan et le Kirghizistan, pour l’irrigation de leurs cultures de coton relativement gourmande en eau, et plus généralement pour leur apports quotidiens. Les pays en amont ont quant à eux tendance accumuler l’eau en période estivale pour l’utiliser en hiver afin de produire de l’énergie car ils ne « ne sont plus maintenant assurés d’avoir du pétrole et du gaz venant des pays aval ou d’en avoir à des prix raisonnables »8. L’aval subit alors une diminution de son approvisionnement d’eau ce qui menace son agriculture.

La fin d’un équilibre fondé sur une dépendance mutuelle

De tels conflits d’intérêts n’existaient pas sous l’ère soviétique. Le pouvoir central moscovite décidait de la répartition de l’eau et organisait les relations entre les cinq Républiques selon un système de dépendance mutuelle : les pays en amont s’appuyaient sur l’énergie fournie par les pays en aval qui eux même dépendaient des ressources hydriques des sommets Tadjik et Kirghiz. Suivant le système de planification soviétique et en vertu du principe de spécialisation des économies, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan avaient vocation à faire de la Russie le premier exportateur mondial de coton. D’ailleurs aujourd’hui encore la production du coton occupe un tiers des terres arables du Tadjikistan et l’Ouzbékistan est quant à lui le 5ème producteur et 3ème exportateur mondial de la fibre qui génère pas loin de 25% de son PIB9. Si avec l’implosion de l’URSS en 1991 les cinq Républiques accèdent à l’indépendance et maintiennent dans un premier temps cette entente tacite, « ce compromis implicite a été progressivement remis en cause, comme en témoigne le durcissement progressif des relations entre l’Ouzbékistan et les deux pays de l’amont »10 mettant fin au subtil équilibre qui existait entre les pays. Ainsi l’Ouzbékistan, mais aussi le Turkménistan et le Kazakhstan, ont décidé en 2009 d’abandonner la vente à un tarif préférentiel des énergies fossiles aux pays en amont pour privilégier les plus offrant ce qui a en retour incité le Tadjikistan et le Kirghizistan à se tourner vers l’énergie hydraulique pour faire face à cette crise de l’énergie. C’est ainsi que l’idée de la reprise du chantier du barrage de Rogoun a été relancée.

Le barrage de Rogoun, entre espoir tadjik et inquiétude ouzbek

Si ce barrage est si important aux yeux du Tadjikistan, c’est parce qu’il permettrait de faire face à la pénurie d’énergie qui touche le pays depuis la chute de l’URSS. Projet titanesque, le barrage hydroélectrique de Rogoun devrait une fois achevé atteindre une hauteur de 335 mètres – le plus haut du monde – pour une puissance de 3600 mégawatt. Localisé sur l’affluent Vakhch de l’Amou-Daria les estimations tablent sur 10 à 15ans pour le remplir, ce qui a de quoi inquiéter le voisin ouzbek qui craint pour son irrigation menacée de stress hydrique. Mais pour le Tadjikistan il représente avant tout l’opportunité d’enfin accéder à l’indépendance énergétique, et même de procéder à des exportations vers des Etats voisins tel que l’Afghanistan, dans un pays qui connaît de graves problèmes d’approvisionnement en électricité. En effet, et ce malgré la présence des deux barrages gigantesques que sont Nourek et Sangtouda, le Tadjikistan ne connaît que cinq à six heures d’électricité par jour pendant la moitié de l’année11. La pénurie s’explique essentiellement par la présence du complexe industriel de Talco, énorme usine d’aluminium érigée sous l’ère soviétique, qui représente 45% du PIB du pays et nécessite à elle seule 40% de la production énergétique ce qui oblige la population aussi bien que les petites entreprises à se rationner. Le pays compte donc sur le barrage de Rogoun pour sortir son économie de l’apathie.

Pour autant le projet se heurte, ou du moins se heurtait, à l’opposition farouche du gouvernement de Tachkent. Confronté à un accroissement démographique conséquent, une élévation du niveau de vie dans ses villes mais aussi dans ses campagnes qui entraîne mécaniquement une consommation toujours plus élevée en eau, mais surtout dépendant d’une économie qui repose pour près d’un quart sur la culture du coton, le gouvernement ouzbek ne peut pas se permettre de voir son approvisionnement diminuer. En effet, la culture du coton nécessite des apports d’eau conséquents. Elle est d’ailleurs en partie responsable de l’asséchement de la mer d’Aral ce qui a rendu l’Ouzbékistan d’autant plus dépendant de l’Amou Daria et donc du Tadjikistan.

Si en 2014, le premier ministre Ouzbek Rustam Azimov annonçait que le pays « ne soutiendrait jamais et dans aucun cas ce projet »12, la nouvelle présidence semble avoir depuis nuancé son attitude, comme en témoigne le partenariat lancé avec le Kirghizistan pour la construction du nouveau barrage Kambarata – 113 et la plus récente mise à l’agenda de la rencontre avec le président Tadjik pour, entre autre, discuter des intérêts ouzbeks dans la construction du barrage de Rogoun. Si la position de principe de l’Ouzbékistan demeure, à savoir l’inquiétude de voir leur approvisionnement en eau diminuer, la proposition formulée par l’ONU en matière de management de l’eau dans la région14 paraît avoir permis de rétablir le dialogue entre le gouvernement ouzbek et son homologue tadjik.

Il n’en demeure pas moins que l’eau est le principal facteur d’instabilité dans la région et le fruit de nombreux enjeux. Si généralement la surpopulation et les changements climatiques contribuent à la rareté de l’eau, en ce qui concerne l’Asie centrale, la cause est uniquement politique. La crise autour de cette ressource est ici avant tout le résultat de l’absence de stratégie de coopération régionale cohérente pour le partage de l’eau15. « Chacun des pays de la région poursuit séparément sa propre stratégie de développement, qui repose sur une utilisation intensifiée des mêmes ressources en eau, qui plus est via des infrastructures qui ont périclité car peu ou pas entretenues depuis la fin de l’ère soviétique »16. Le problème ne provient pas ainsi de l’absence d’eau, la région est plutôt riche en la matière, mais de bel et bien de sa gestion. Quant à l’avenir, il semble incertain. La fonte des glaciers où naissent les deux fleuves ne cesse de s’accélérer, une population qui ne cesse d’augmenter, et le manque d’infrastructures permettant une répartition efficace et équitable de l’eau, laissent penser que les conflits vont s’accentuer notamment dans la vallée du Ferghana où l’absence de délimitations claires des frontières est déjà source de vives tensions.

Auteur : Yann Noret

 

Bibliographie :

1 PUTZ Catherine, « Uzbekistan’s President to Visit Tajikistan Soon », The Diplomat, 9 Janvier 2018, https://thediplomat.com/2018/01/uzbekistans-president-to-visit-tajikistan-soon/, consulté le 12 janvier 2018.

2 NURSHAYEVA Raushan, « Uzbek leader sounds warning over Central Asia water disputes », Reuters, 7 septembre 2012, https://www.reuters.com/article/centralasia-water/uzbek-leader-sounds-warning-over-central-asia-water-disputes-idUSL6E8K793I20120907, consulté le 11 Janvier 2018.

3 BANQUE MONDIALE, Terms of reference for consulting services for preparation of Environmental and Social Impact Assessment (ESIA) for Rogun Hydroelectric Power Plant Project, 2012.

4 GAYSINA Liliya, « Rogun : le barrage qui se fait prier au Tadjikistan », Novastan français, 10 août 2016, https://www.novastan.org/fr/tadjikistan/rogun-le-barrage-qui-se-fait-prier-au-tadjikistan/, consulté le 12 janvier 2018.

5 CASEY Michel, « Why Uzbekistan’s Shifts on Water Politics Matter », The Diplomat, 18 Avril 2017, https://thediplomat.com/2017/04/why-uzbekistans-shifts-on-water-politics-matter/, consulté le 12 janvier 2018.

6 ANONYME, « Tadjikistan : la construction du barrage de Rogun est lancée », Novastan français, 29 octobre 2016, https://www.novastan.org/fr/tadjikistan/tadjikistan-la-construction-du-barrage-de-rogun-est-lancee/,consulté le 13 janvier 2018.

7 INTER AGENCY REGIONAL ANALYSTS NETWORK, “Ferghana valley five year humanitarian trend assessment : Aging Leadership, Economic Shocks, Decreased Funding and Reduced Resilience to Environmental Hazard”, Middle East, Mars 2017, http://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2017/03/Ferghana-Valley-Report.pdf, consulté le 11 Janvier 2018.

8 LAMBALLE Alain, « Une cartographie mondiale de la géopolitique de l’eau », Sécurité globale, no 21, 2012, p.82.

9 DUPRAT Jean-Antoine, « Ouzbékistan vs. Tadjikistan : les nuages s’éloignent », Outre-Terre, no 48, 2016, p.70.

10 LAMBALLE Alain, « L’eau, une préoccupation constante pour l’Ouzbékistan », Géoéconomie 2012/1 (n° 60), p. 21.

11 GENTE Régis, « Un grand barrage pour une petite nation », Le Monde diplomatique, n°755, 1er février 2017, p. 6.

12 PUTZ Catherine, « Uzbekistan’s Changing Rogun Tone », sur The Diplomat, 10 Juin 2017, https://thediplomat.com/2017/07/uzbekistans-changing-rogun-tone/, consulté le 14 janvier 2018.

13 ANONYME, « Uzbekistan, Kyrgyzstan Open New Chapter in Relations », EurasiaNet, 8 septembre 2017 (en ligne : http://www.eurasianet.org/node/85051), consulté le 10 Janvier 2018.

14 YU Winston, Uzbekistan – Ferghana Valley Water Resources Management – Phase II : P149610 – Implementation Status Results Report : Sequence 01, The World Bank, 2017.

15 POST Isabel, « Water and Politics in Central Asia », The Mcgill International review, 9 janvier 2018, https://www.mironline.ca/water-politics-central-asia/, consulté le 13 janvier 2018.

BANQUE MONDIALE, Terms of reference for consulting services for preparation of Environmental and Social Impact Assessment (ESIA) for Rogun Hydroelectric Power Plant Project, 2012.

DUPRAT Jean-Antoine, « Ouzbékistan vs. Tadjikistan : les nuages s’éloignent », Outre-Terre, no 48, 2016, p. 70-74.

GENTE Régis, « Un grand barrage pour une petite nation », Le Monde diplomatique, n°755, 1er février 2017, p. 6-7.

LAMBALLE Alain, « L’eau, une préoccupation constante pour l’Ouzbékistan, Abstract »,

Géoéconomie, no 60, 2 avril 2012, p. 21-27.

LAMBALLE Alain, « Une cartographie mondiale de la géopolitique de l’eau », Sécurité globale, no 21, 2012, p. 69-86.

YU Winston, Uzbekistan – Ferghana Valley Water Resources Management – Phase II : P149610 – Implementation Status Results Report : Sequence 01, 2017, The World Bank.

Sitographie :

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29 octobre 2016, https://www.novastan.org/fr/tadjikistan/tadjikistan-la-construction-du- barrage-de-rogun-est-lancee/, consulté le 13 janvier 2018.

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16 LE BARS Bastien, « La lutte pour le contrôle des eaux dans la vallée de la Ferghana », sur Les Yeux du Monde, http://les-yeux-du-monde.fr/actualite/mondialisation-enjeux/28705-la-lutte-pour-le-controle-de-leau-dans-la- vallee-de-la-ferghana/%20, 20 mars 2017, consulté le 12 janvier 2018.

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