EMPIRE
« Nous marchons à grands pas vers la formation de cinq ou six grands empires. Ces empires une fois formés, rien ne remuera plus, d’autant moins même que, tôt ou tard, ils devront se faire la guerre ». L’intellectuel français Pierre Joseph Proudhon ne se doutait certainement pas en 1860 dans ses Correspondance que plus de 150 ans plus tard les géopoliticiens du 21ème siècle soulèveraient la même hypothèse de grands empires. Cependant, le terme empire tel que les géopoliticiens l’évoque aujourd’hui n’a pas exactement la même signification que celui que les intellectuels évoquaient dans le passé, il a évolué avec l’histoire de l’humanité. Nous pouvons nous demander :
Comment le terme empire a t-il évolué de l’antiquité à nos jours ? Quelles seront les différences entre les empires du passé et de possibles empires dans le futur ?
Le mot empire vient du latin imperium et est définit par le dictionnaire Larousse comme un « régime autoritaire de type monarchique ou césariste, dans lequel le pouvoir est détenu par un empereur ». Cette définition plutôt simpliste est la définition que la plupart des français identifient aujourd’hui aux empires de l’Antiquité que sont l’Empire Egyptien, l’Empire Perse et l’Empire Romain. Le terme empire peut être définit plus strictement comme « un système politique hiérarchisé acquis par la violence au profit d’un centre et maintenu par la coercition au détriment de la périphérie conquise ». Ces empires, immenses par leur superficie, consistaient en un pouvoir central exerçant sa domination sur des périphéries et organisant ces relations avec celles-ci dans le but de s’approprier et contrôler un maximum de ressources. Ils étaient composés de plusieurs entités politiquement et culturellement différentes reliées entre elles par une autosuffisance économique fondée sur des échanges privilégiés. L’organisation intérieure devait dégager un surplus permettant de se consacrer et de retenir l’ordre extérieur à l’empire car les peuples extérieurs à l’empire s’unissaient pour former eux-mêmes un empire et avoir une force équivalente. La force des empires résidait dans leur capacité à maintenir un pouvoir central fort et capable de protéger ses frontières. La chute de l’Empire Romain trouve en partie ses sources dans la faiblesse de Rome, le pouvoir central de l’empire, à retenir ces assaillants. L’historien français Jean-Baptiste Duroselle, spécialiste des empires, écrira d’ailleurs « Tout empire périra » dans le but de montrer la fragilité de ces derniers.
Cette définition du terme empire a largement perduré jusqu’au milieu du 17ème siècle et la fin de l’ordre par l’empire et des empires tels qu’ils étaient à cette époque avec la signature des Traités de Westphalie en 1648. Ces traités consacrèrent les principes du rex est imperator in regno suo c’est-à-dire que « aucun Etat ne reconnaît d’autorité au-dessus de lui et tout Etat reconnaît tout autre Etat comme son égal », et du cujus regio, ejus religio signifiant que « tout Etat dispose de l’autorité exclusive sur son territoire et la population qui s’y trouve et aucun Etat ne s’immisce dans les affaires internes d’un autre Etat ». Les traités érigèrent le terme d’État-nation souverain comme socle du droit international mettant fin, en théorie, au droit du plus fort. Cependant plusieurs empires ont subsisté pendant plusieurs siècles et nous pouvons les classer en deux groupes : les empires post-westphaliens et les empires coloniaux. Les empires post-westphalien tels que l’Empire Russe des tsars, l’Empire Ottoman, l’Empire Austro-Hongrois ou encore l’Empire Japonais n’ont pas respecté les traités et n’ont pas cessé de s’imposer depuis un pouvoir central et face à des régimes plus faibles. On peut d’ailleurs noter les tentatives impérialistes en Europe de Napoléon au début du 19ème siècle et d’Hitler au cours de la 2ème Guerre Mondiale. Les empires coloniaux représentaient l’ensemble des territoires d’outre-mer colonisés par un pays colonisateur. Le colonisateur s’établissait et développait avec ses propres valeurs le pays dépendant considéré comme sources de richesse et de puissance. Les premières et les plus puissantes nations colonisatrices ont été européennes et chronologiquement le Portugal dès le 15ème siècle, l’Espagne au 16ème siècle, la Grande-Bretagne au 17ème siècle et la France au 18ème et au 19ème siècle. Les dernières possessions coloniales ont obtenus leur indépendance dans la deuxième moitié du 20ème siècle rendant le terme de colonie au passé.
De 1946 à 1991 la Guerre Froide, un conflit d’un nouveau genre sans offensives ni attaques de territoires et de population, a impacté la politique mondiale et les relations internationales. La Guerre Froide a vu s’opposer deux groupes de pays aux idéologies différentes, un bloc pro-occidental sous l’égide des Etats-Unis à un bloc communiste influencé par les soviétiques d’URSS. L’URSS avait une influence proactive qui suggérait un désir impérialiste russe, comme une nostalgie de la puissance de l’ancien Empire Russe, en dominant les pays de l’URSS et dans une moindre mesure les états du bloc soviétique. Le président russe V. Poutine a par ailleurs relancé une vague de russification de territoire souverain en s’attaquant à des régions géorgiennes puis ukrainiennes. Les Etats-Unis agissaient pour les bénéfices du système dans son ensemble et de ceux des Etats qui voulaient bien y participer donc ils avaient plutôt une position hégémonique. Le dictionnaire Larousse a deux définitions pour le terme d’hégémonie : l’hégémonie est la « Domination d’une puissance, d’un pays, d’un groupe social, etc., sur les autres » et la « Direction des opérations militaires par une cité grecque faisant alliance avec d’autres ». Alors que l’empire implique domination et verticalité, l’hégémonie est synonyme d’indépendance et l’horizontalité cependant la distinction entre empire et hégémonie n’est pas claire et on peut se demander si comme la Cité-Etat d’Athènes pendant la guerre du Péloponnèse, les Etats-Unis n’ont, ne sont ou ne vont pas franchir cette distinction qui est plus que floue. Susan Strange, une économiste britannique, a vu dans les Etats-Unis un « empire non-territorial » basé sur une puissance économique à travers des investissements directs à l’étranger, des institutions financières, des marchés de dollars, des bases militaires, etc. Le pouvoir de Washington dépasse les simples frontières du pays et s’étend à l’ensemble des organisations internationales, du FMI à l’OCDE en passant par la Banque mondiale sans oublier l’ONU. Les Etats-Unis ont même agit comme un empire l’aurait fait en déclarant la guerre à l’Irak en 2003 sans mandat de l’ONU. Le sujet de la puissance impérialiste du pays et de son rôle dans la politique mondiale fait depuis lors débat entre les experts. Enfin, il est intéressant de souligner qu’au cours de l’histoire la puissance des empires s’est affirmée par la puissance militaire et la capacité à mobiliser une armée dans le but d’atteindre l’objectif voulu. Ainsi, malgré le fait que le président de la Commission Européenne José Manuel Barroso ait dit « L’UE est un empire mais un empire sans la force », l’Union Européenne ne peut pas prétendre à contrebalancer la puissance américaine.
Avec la mondialisation, l’ouverture des économies, l’émergence et le développement de grands pays qui appartenait dans le passé au Tiers-Monde, les frontières se sont peu à peu estompées et une nouvelle voie pour la politique mondiale a été ouverte. Alors que la suprématie économique des Etats-Unis est incontestable et son rôle dans l’ordre mondial est sujet à controverse, les puissances économiques émergentes comme la Chine et le Brésil jouent et seront amener à jouer un rôle de plus en plus important sur la scène internationale. La Russie de Vladimir Poutine a déjà engagé un processus d’agrandissement de son territoire en annexant la Crimée et en revendiquant l’est de l’Ukraine. Le monde dans plusieurs décennies sera alors peut-être divisé en cinq ou six grands empires.
GRANGE Quentin
SOURCES :
Charles-Philippe David, « Lectures sur l’hégémonie et l’avenir de la puissance américaine », Etudes internationales, 36 (4), décembre 2005, pp. 433-434
Jean-Baptiste Duroselle, Tout empire périra. Théorie des relations internationales, Paris, A. Colin, 1992
Thierry MENISSIER (éd.), L’idée d’empire dans la pensée politique, historique, juridique et philosophique, Paris, L’Harmattan, 2006
Jack SNYDER, Myths of Empire. Domestic Politics and International Ambition, Ithaca, Cornell University Press, 1991
Susan STRANGE, « The Future of American Empire », Journal of International Affairs, 42 (1), 1988, pp. 1-17
Emmanuel TODD, Après l’empire. Essai sur la décomposition du système américain, Paris, Gallimard, 2002
Immanuel WALLERSTEIN, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde, Paris, La Découverte, 2006
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