Le principe d’ingérence

Nous nous contenterons ici de n’évoquer le principe d’ingérence que d’un point de vue géopolitique, mais il est important de noter que le terme est également invoqué dans le vocabulaire du monde économique. Le principe d’ingérence économique est caractérisé par l’intervention d’un Etat dans la stratégie d’une entreprise privée.

L’étymologie d’un mot apporte un regard relativement complet et authentique au sens de ce terme. Ainsi l’ingérence est issue du préfixe latin in- (« dans ») et gerere (« faire ») soit “intervenir à l’intérieur”. Le principe d’ingérence peut donc être défini comme l’intervention d’un État dans la politique intérieure d’un autre État.
L’idée d’ingérence est en réalité très ancienne. On trouve dès le XVIIème siècle dans certains ouvrages[1] les principes de base de l’ingérence. Au XIXe siècle, certains évoquent « l’intervention d’humanité » pour justifier les intrusions européennes censées sauver les chrétiens vivants en Empire Ottoman. A la fin du XIXème siècle et au XXème, de nombreuses organisations non-gouvernementales (ONG) sont crées suite à la non-ingérence de plusieurs conflits[2].

Il est également important d’évoquer, dans cette phase d’introduction, trois expressions directement liées au principe d’ingérence et qui seront réutilisées à plusieurs reprises dans le corpus du texte.
– Tout d’abord l’ingérence humanitaire. Apparue durant la guerre du Biafra[3], l’idée d’ingérence humanitaire défend la pensée que certaines situations sanitaires à caractère exceptionnelles justifient à titre extraordinaire une intervention extérieure au sein des frontières d’un Etat souverain. Théorisé dans les années 1980 par Mario Bettati et Bernard Kouchner, ce principe d’ingérence humanitaire justifie l’ingérence au nom d’une morale de l’urgence et puise son fondement dans la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Selon cette théorie, l’ingérence trouve toute sa légitimité en cas de violation massive des droits de l’homme et lorsqu’elle est encadré par une instance supranationale.
-Ensuite le droit d’ingérence. Théorisé par Jean-François Revel en 1979, ce principe repose sur la reconnaissance du droit à entraver la souveraineté d’un Etat dans le cadre d’un accord contrôlé par une instance supranationale.
-Enfin le devoir d’ingérence. Parfait antagonisme du principe de non-ingérence, le principe de devoir d’ingérence est défini comme étant l’obligation faite à tout État de veiller à faire respecter le droit humanitaire international. Sous l’autorité d’une force supranationale, elle légitime une intervention extérieur sous couvert de la « responsabilité de protéger » et refuse le « droit à l’indifférence » des nations.

 

Le principe d’ingérence est un débat ouvert depuis plusieurs siècles et demeure aujourd’hui source de questionnement, voire de remise en cause de certains principes prônés par des institutions supranationales.
Les idées majeures véhiculées par l’ingérence que sont notamment la démocratie ou le respect des droits de la personne humaine ne prêtent pourtant peu de place au débat.

Mais les interventions parfois hasardeuses, les motivations obscures et la légalité parfois bafouée tendent au questionnement du principe d’ingérence. Plus que ses conséquences, c’est souvent le fondement de l’ingérence qui est source de critiques et d’opposition. D’autant plus que l’institution supranationale sur laquelle est censé s’appuyer l’ingérence (l’ONU) est très perfectibles, tant au niveau de sa légitimité à régir les conflits qu’au niveau de ses dispositions juridiques à garantir le respect du droit international.

Tous ces enjeux nous amène à nous interroger – outre la remise en cause de la souveraineté des États nations – dans quelles mesures les développements récents  de la « responsabilité de protéger » conduit-elle à l’affaiblissement du principe d’ingérence ?

Le principe d’ingérence s’appuie sur une faiblesse juridictionnelle problématique.

Il ne fait pas de doute que l’absence de cadre législatif international explicite et reconnu est une faille conséquente quant à la légitimité du principe d’ingérence. L’ONU est l’institution censée représenter l’autorité supranationale nécessaire permettant de faire entrer les interventions étrangères dans le cadre de la légalité internationale.

Or les Nations Unis ont adopté des statuts et des principes contraires à l’ingérence. Ainsi l’article 2.1 de la charte des Nations Unis[4] qui définit les objectifs fondamentaux de l’organisation est en parfaite contradiction avec le principe d’ingérence. Pourtant la même charte entretient la confusion en affirmant dans les chapitre VI et VII des dispositions allant dans le sens de l’ingérence[5].

Il est donc nécessaire que l’ONU, en tant que seule instance supranationale reconnue, adopte une doctrine unique et universelle qui expose de façon claire et précise le cadre juridique international sur lequel repose l’ingérence.
Elle doit de ce fait distinguer dans sa charte l’ingérence humanitaire du devoir d’ingérence, pour éviter notamment toute critique d’impérialisme.

La confusion entre ingérence humanitaire et devoir d’ingérence.

Cette confusion entre ces deux principes fondamentaux rattachés au principe d’ingérence et définis précédemment conduit à exprimer la difficulté de séparer lors d’une intervention les motivations humanitaires et politiques des intervenants. De la même façon la confusion entre ingérence humanitaire et devoir d’ingérence ne permet pas de s’assurer du total désintéressement des puissances intervenantes.
La justification d’opération ne peut être légitime qu’en cas de total désintéressement économique et politique des pays intervenants sur les lieux du conflit.

Par cela la légitimité de l’ingérence n’est remplie que si l’on décide de mettre de côté toutes les considérations idéologiques à caractère hégémonique ou impérialiste.

L’ingérence humanitaire est reconnue d’utilité et de nécessité par la très grande majorité des Etats membre de l’ONU. C’est pourquoi l’organisation doit profiter de cette audience pour établir à l’unanimité les règles qui définiront le principe dans les années à venir au nom de l’organisation: l’ingérence doit exclusivement être une ingérence d’ordre humanitaire.

Le socle légal n’est pas assez solide pour justifier d’un droit d’ingérence, et moins encore pour justifier d’un devoir d’ingérence. Effectivement à chaque fois que l’ONU s’engage dans des conflits à enjeux économiques ou politiques stratégiques, elle se trouve accusé d’impérialisme et d’idéologie « néo-colonialiste » par certaines diplomaties, jetant le discrédit sur l’institution supranationale.

L’ingérence, le nouvel impérialisme ?

Avec un certain recul des décennies passées, il convient nécessaire qu’un pays qui s’engage à intervenir doit s’engager devant les Nations Unies sans contrepartie économique ni objectif politique. Bien que la situation semble justifier une intervention militaire extérieure, aucune union ou aucun pays ne peut revendiquer être légitime à l’intervention.

Trop souvent dans l’Histoire l’ingérence a été utilisée comme prétexte à une intervention militaire impérialiste ou hégémonique. L’ONU, en usant d’un supposé droit et devoir d’ingérence a trop souvent accompagné un imbroglio politique et militaire avec comme seule conséquence d’oublier la motivation première de l’intervention.

Les exemples récents du convoi dit « humanitaire » russe à destination des populations pro-russes de la région de Donesk en Ukraine démontre une nouvelle fois le délicat équilibre entre aide aux populations et respect de l’égalité souveraine des nations en l’absence de cadre juridique précis.

Annexe

Sources :

–          « La responsabilité de protéger : dix ans après », Anne-Laure Chaumette et Jean-Marc Thouvenin, Pedone, 2013, 206p.

–          « La guerre sans l’aimer », Bernard Henri Lévy, Grasset, 2011, 648p.

–          « Droit d’ingérence, où en est-on ? », Caroline Fleuriot, Le Monde Diplomatique, 2008.

–          « Droit d’ingérence : Les Nations unies ouvrent le débat », R. Gazeta, Courrier International, 2009

–          « Le droit d’ingérence humanitaire et la charte de l’ONU », Edward McWhinney, p233-234.

 

Eléments de bibliographie, pour aller plus loin :

–          « Vers une paix perpétuelle », Emmanuel Kant, 1795.

–          « Souveraineté et ingérence », Philippe Moreau Defarges, IFRI, 2009.

–          « Impérialisme humanitaire : Droits de l’Homme, droit d’ingérence, droit du plus fort ? », Jean Bricmont, Aden Editions, 303p.

–          « Droit d’ingérence : l’impasse birmane », Richard Werly, Courrier International, 2008.


[1] Hugo Grotius, 1625, « De iure belli ac pacis », l’auteur évoque la possibilité qu’une force souveraine soit légitime pour intevenir dans le cas où un tyran commettrait des actes abominables.

[2] Croix Rouge fondée en 1864, Médecins sans frontières fondée en 1971 suite à la guerre du Biaffra…

[3] Guerre du Biaffra : 1967-1970. Ce conflit civil dans la région orientale du Nigéria plongera la population dans la famine et entrainera la mort de deux millions de personnes.

[4] L’article 2.1 de la charte des Nations Unis stipule qu’ « Aucune disposition de la présente charte n’autorise les Nations unies à intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État »

[5] Un principe  de « responsabilité de protéger » a été approuvé par l’ONU en 2005 uniquement pour les crimes de guerre les génocides, les nettoyages ethniques et les crimes contre l’humanité.

Médiatique, Bernard Kouchner (ici en 1992 pour l’opération “Du riz pour la Somalie”) est avec Mario Bettati l’un des théoriciens du principe d’ingérence humanitaire.

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