L’idéologie
Cet article peut être considéré comme une approche, une esquisse dont l’objet est d’apporter des éléments participant à la compréhension du concept d’idéologie dans la société contemporaine. Afin d’appréhender au mieux le concept d’idéologie, il est important de donner deux définitions à l’idéologie : la définition première et la définition contemporaine. Lors de sa création au XVIIIème siècle, le terme « idéologie » représentait « une science ayant pour objet l’étude des idées et des perceptions » (Arosio & Malherbe, 2007). Désormais, dans notre société actuelle, le terme idéologie revêt un sens plus large : « Une idéologie est un ensemble d’idées, de pensées philosophiques, sociales, politiques, morales, religieuses, propre à un groupe, à une classe sociale ou à une époque. C’est un système d’idées, d’opinions et de croyances qui forme une doctrine pouvant influencer les comportements individuels ou collectifs. » (Toupie.org, 2014). La variation, à travers le temps et l’évolution de notre société, du sens des mots est un processus qui n’a rien de surprenant. Cependant, un changement aussi extrême dans la définition du concept d’idéologie peut soulever certaines interrogations quant à l’évolution du sens qui lui a effectivement été donné au fil des siècles. Ainsi, il est important de comprendre que le concept d’idéologie peut être interprété de différentes manières, puisque le concept d’idéologie est par définition profondément polysémique (Parenteau & Parenteau, 2008). La définition contemporaine de l’idéologie énoncée précédemment est une définition évidemment différente mais qui surtout revêt un sens bien plus large que la définition originelle, puisqu’elle recouvre un spectre très large d’interprétations possible du concept d’idéologie. Cette définition résulte de l’absence d’un consensus concernant une définition unique de l’idéologie. Cette absence de consensus trouve quant à elle un début d’explication dans l’histoire tumultueuse de la définition de l’idéologie avec notamment les maintes réappropriations successives du sens du concept d’idéologie au fil des siècles (Capdevila, 2004). Cet article entend décrire certaines évolutions du sens du concept d’idéologie depuis, et apporter des éléments afin de pouvoir appréhender à quel point il semble complexe de produire une définition cohérente du concept d’idéologie.
Origine et étymologie de l’idéologie :
Le concept d’idéologie a été introduit pour la première fois par Destutt de Tracy le 21 avril 1796 à l’Institut lors de la lecture de son Mémoire sur la faculté de penser (Arosio & Malherbe, 2007). Du grec ancien ἰδέα (idea) « idée » et de λόγος (logos), « science, discours », Tracy définit rigoureusement le mot Idéologie comme « la science qui traite des idées ou perceptions, et de la faculté de penser ou percevoir ». Au début du XIXe siècle se constitue alors l’école des « Idéologues » constituée autour de Destutt de Tracy, de Volney et de Cabanis, ayant pour objet de démonter l’obscurantisme et les mythes, et ce par une analyse scientifique de la pensée et de ses origines. Il est nécessaire de prendre le mot science au sens strict puisque les « Idéologues » présumaient qu’il était possible d’étudier les idées comme il était possible d’étudier les chiffres ou la circulation du sang. Il est important de noter que les idéologues s’intéressaient en particulier à l’origine même des idées, d’où le lien entre le sens originel du mot et le sens savant actuel.
Transformation et réappropriation du concept de l’idéologie par Karl Marx et Friedrich Engels
En 1845-1846 lors de la rédaction de « L’Idéologie allemande », Karl Marx et Friedrich Engels apportent un regard nouveau sur le concept d’idéologie qu’on pourrait déjà qualifier de première scission avec le sens originel du mot puisqu’ils définissent l’idéologie comme l’ensemble des représentations (principes moraux et religieux, idées politiques et philosophiques) qui s’imposent à la conscience des hommes au cours de leur histoire (Engels, Marx, Barrère, Roche & Hildenbrand, 2009). Plus tard Marx instaurera la notion de soupçon, liant le mensonge à l’idéologie. Ainsi, il verra dans la doctrine politique un système unique et partiellement cohérent de représentation et d’explication du monde qui est accepté sans réflexion critique (Henry, 2008). Karl Marx ne considère ainsi plus l’idéologie comme un système « neutre » comme pouvaient le concevoir les Idéologues. Selon lui l’idéologie est un système unique d’opinions étant un vecteur de l’intérêt des classes sociales et conduisant donc à une perception faussée de la réalité sociale, politique et économique propre à cette même classe.
Friedrich Engels avec qui il a co-écrit « L’Idéologie allemande » accentuera cette notion de perception faussée, de soupçon, de mensonge à soi-même en affirmant que l’idéologie est un processus que le soi-disant penseur accomplit sans doute consciemment, mais avec une conscience fausse. C’est un des premiers à caractériser l’origine du problème de l’idéologie. La notion d’idéologie signifie de posséder une fausse conscience, sous-entendu qui ne concorde pas avec la réalité et qui ne la saisit et ne l’exprime pas de façon adéquate (Jakubowski, Trockij, Brohm & Fraenkel, 1976). C’est à partir de cette époque que l’idéologie commence à comporter une notion péjorative dans sa définition.
L’idéologie selon Mannheim et de Jaspers
Il est important de comprendre l’aspect péjoratif de la notion d’idéologie qui s’est affirmé au fil des décennies. Karl Mannheim reprendra l’idée de Marx en ajoutant que la pensée de groupes dominants dépend essentiellement des intérêts qui leur sont propres et que par conséquent il peut leur arriver de perdre la capacité de percevoir certains faits préjudiciables à leur statut de dominants. Le concept d’idéologie comporte tacitement l’idée que, dans certains cas, l’inconscient collectif de certains groupes fait écran à l’état réel de la société (Mannheim, 2006). En outre l’idée principale ici est qu’une idéologie est un courant de pensée qui peut altérer les perceptions de ceux qui la pensent, et ce parfois au détriment de leurs propres intérêts.
Paradoxalement, et comme évoqué précédemment, même si la pratique d’une idéologie peut nuire aux intérêts d’un individu, il est important de mentionner que la plupart du temps sa participation à cette idéologie est due à la possibilité d’en bénéficier. Rien de tel pour illustrer ces propos que de s’intéresser à la définition du concept d’idéologie que nous donne le psychiatre et philosophe allemand Karl Jaspers: “Une idéologie est un complexe d’idées ou de représentations qui passe aux yeux du sujet pour une interprétation du monde ou de sa propre situation, qui lui représente la vérité absolue, mais sous la forme d’une illusion par quoi il se justifie, se dissimule, se dérobe d’une façon ou d’une autre, mais pour son avantage immédiat » Karl Jaspers (1883-1969). Aujourd’hui encore, c’est cette notion de fausse vérité, représentant une illusion dans l’esprit de celui qui fait partie d’un courant idéologique, qui prédomine. De nos jours la société considère comme péjorative l’idéologie puisqu’elle voit en ses pratiquants soit des individus non conscients de la réalité et de l’état actuel des choses, soit des individus qui participent à un courant de pensée avec pour seul objectif de bénéficier personnellement de ses retombées.
Eléments de réflexion concernant la caractérisation de l’idéologie dans notre société moderne
Il est intéressant de s’intéresser brièvement au paradoxe qui a tendance à s’opérer concernant le concept d’idéologie. Comme nous l’avons mentionné le terme « idéologie » est polysémique mais la définition contemporaine tend à élargir son sens et à la définir comme un système d’idées générales constituant un corps de pensée à la base d’un comportement individuel ou collectif (Larousse.fr, 2014). Cependant il existe un décalage direct entre la définition communément acceptée et l’utilisation populaire du concept d’idéologies. Nous vivons dans une société libérale, mais la philosophie libérale est tellement ancrée dans le mode de pensée contemporain qu’on en vient à ne plus considérer cette philosophie comme une idéologie, ce qui pourtant serait naturel au vu de la définition contemporaine d’idéologie. Et c’est là tout le paradoxe de l’idéologie ou plutôt de la dominance de l’idéologie. Pierre Bourdieu et Luc Boltanski avancent que l’idéologie dominante domine car elle est l’idéologie des dominants et que la fausse objectivité affichée par elle dissimule le rapport de force entre les idéologies (Bourdieu & Boltanski, 1976). Ainsi une idéologie communément acceptée, et donc exempte de cet aspect d’illusion et de mensonge péjoratif que nous avons mentionné précédemment n’est pas vraiment considérée comme une idéologie. Prenons pour exemple l’Etat islamique, le mouvement djihadiste est considéré par l’occident et la pensée libérale comme une idéologie. Qu’est-ce qui peut expliquer cette différence ? C’est simplement que l’Etat islamique n’est pas une idéologie dominante et donc, comporte en son sein cette notion d’illusion, cette idée que ceux qui en font partie n’ont pas une représentation réaliste de la société. C’est donc tout le paradoxe de notre société actuelle qui même si elle semble donner une définition large et tolérante de la notion d’idéologie, ne considère un système d’idée comme idéologie que s’il contient une notion péjorative.
Pour conclure, il est important de mentionner l’impossibilité de dresser une liste exhaustive des évolutions de la définition d’idéologie à cause de la complexité et le nombre important de contributions dont elle a fait l’objet. Nous avons abordé dans cette article, des éléments que nous considérons prépondérants concernant l’évolution du concept d’idéologie, cependant il est évident que cette analyse n’adresse pas dans son intégralité l’incroyable complexité du sujet. Cependant, selon les éléments apportés par notre analyse, tout corrobore les propos de Capdevilla qui énonce que malgré l’évolution marquée du concept d’idéologie à travers les siècles, en un concept large et apparemment tolérant, force est de constater que par soucis d’objectivité les définitions de l’idéologie prétendent purifier le concept de son aspect intrinsèquement polémique (Capdevilla, 2004). Le concept d’idéologie est de nos jours, derrière l’écran d’une définition tolérante, tacitement polémique et péjoratif.
Bibliographie
Arosio, E., & Malherbe, M. (2007). Philosophie française et philosophie écossaise. Paris: Vrin.
Bourdieu, P., & Boltanski, L. (1976). La production de l’idéologie dominante. Actes De La Recherche En Sciences Sociales, 2(2), 3-73.
Capdevila, N. (2004). Le concept d’idéologie. Paris: PUF.
Engels, F., Marx, K., Barrère, J., Roche, C., & Hildenbrand, H. (2009). Marx-Engels, l’idéologie allemande (1845-1846). [Paris]: Nathan.
Henry, M. (2008). Le socialisme selon Marx. Editions Sulliver.
Jakubowski, F., Trockij, L., Brohm, J., & Fraenkel, B. (1976). Les superstructures idéologiques dans la conception matérialiste de l’histoire. Paris: Etudes et documentation internationales.
Larousse. (2014). Encyclopédie Larousse en ligne – idéologie. Retrieved 1 December 2014, from http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/idéologie/59721
Mannheim, K. (2006). Idéologie et utopie. Paris: Maison des sciences de l’homme
Parenteau, D., & Parenteau, I. (2008). Les Idéologies Politiques: Le Clivage Gauche-Droite (p. 13). PUQ.
Toupie.org. (2014). Définition : Idéologie. Retrieved 10 November 2014, from http://www.toupie.org/Dictionnaire/Ideologie.htm
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