BRANCHET Quentin, M1 MI AFFI
Article de fond : Géopolitique du vin
Aborder la géopolitique du vin peut paraître étonnant. Toutefois, ce produit, profondément attaché au terroir dont il provient et donc à la géographie, illustre parfaitement les nouveaux rapports de force entre pays producteurs dans l’économie globalisée actuelle. L’arrivée de ces nouveaux producteurs, au-delà de l’émotion et de l’inquiétude qu’elle engendre, ne saurait être une absolue nouveauté aux yeux de quiconque maîtrisant un tant soit peu l’histoire du vin. En effet, le vin et la vigne ont, dès leur création, été plongés dans une conquête de la planète. Les historiens s’accordent à situer la naissance de la vigne et de son commerce au néolithique, d’abord dans des régions telles que le Caucase, le Taurus[1] et les monts Zagros[2] puis rapidement en direction des bords de la Méditerranée. En tant que boisson-phare de la mondialisation, en actif stratégique utile aux grandes puissances contemporaines, le vin et son commerce engendrent une lutte acharnée entre des gouvernements, de riches fortunés et des millions de consommateurs. Cette « guerre du vin » (wine war) se déroule désormais principalement sur quatre continents : l’Amérique, l’Asie, l’Océanie et l’Europe. Alors, à mesure que cette culture de la vigne se démocratise, la notion de terroir et l’appellation d’origine doivent être défendues. Ces garants de l’exception culturelle, chers à la France et à quelques-uns de ses amis Européens, semblent aujourd’hui menacés.
Dans quelle mesure notre pays tente-t-il de conserver son patrimoine vinicole ? Quel est l’impact de la mondialisation du vin en termes de concurrence et de rapports de force entre États producteurs ?
Une approche historique permettra d’abord de comprendre la montée progressive de la mondialisation des produits vinicoles. Ensuite, il sera abordé plus spécifiquement la lutte entre États producteurs avec un accent particulier mis sur la situation française. Enfin, un acteur particulier de ce marché sera étudié et on statuera sur le débat d’une probable uniformisation des vins mondiaux.
I/ Le vin de sa création jusqu’à aujourd’hui : un enjeu géoéconomique de premier plan
On le verra dans cette partie, la concurrence sur le marché du vin et les mesures protectionnistes pour y faire face ne datent pas d’hier. En outre, au XIXe siècle, d’importantes crises sanitaires dans les vignobles firent réagir les États européens dans la lutte pour préserver leur patrimoine vitivinicole.
A/ Des problématiques universelles et intemporelles dans le commerce du vin
Exception faite des cultures bannissant la consommation d’alcool, consommer du vin est progressivement devenu un plaisir élitiste, remplaçant ainsi les consommations de masse observées dans les pays producteurs avant 1980. En effet, le vin est avant tout, selon Jean-Pierre Déroudille[3], un « marqueur social d’enrichissement et de raffinement ». Assurer une vente et une exportation efficaces autant que se protéger de la concurrence ont donc toujours été des préoccupations majeures des producteurs vitivinicoles. Ainsi, dès l’an 92, l’Empereur romain Domitien décida de prohiber la plantation de nouvelles vignes dans les provinces de son territoire. Aidé par les grands producteurs de vin de l’époque, il appliqua cette mesure protectionniste dans un but simple : protéger le vin d’Italie en empêchant la concurrence gauloise de s’intensifier. Néanmoins, en raison de nombreuses protestations de son peuple, il décida de ne pas l’appliquer et cela profita finalement à l’expansion des vignes et du vin dans la Gaule.
B/ Des vignes dévastées, une réaction forte de l’Europe
Selon le géographe et historien Jean-Robert Pitte[4], « aucun autre élément ou bien du monde terrestre n’a jamais joui d’un tel statut, d’un tel prestige, pas même le feu, purificateur, mais si destructeur, ou l’or, d’une beauté solaire, mais si inerte, et objet de perdition pour ceux qui s’y attachent ». Malheureusement, au XIXe siècle, la culture de la vigne fut fortement impactée par trois crises majeures : l’oïdium, le phylloxera et le mildiou. L’oïdium, une maladie cryptogamique[5] originaire d’Amérique, frappa vers 1850 en France et en Espagne. En abîmant les parties vertes de la vigne, elle occasionna d’importantes baisses de la production. Mais ce ne fut rien en comparaison avec les ravages causés par le phylloxera, un petit insecte, et le mildiou, un champignon parasite. Tous deux étaient là encore originaires d’Amérique[6].
D’innombrables vignobles européens furent littéralement rayés de la carte mais ces dégâts furent toutefois bénéfiques au secteur du vin dans son ensemble : les États européens décidèrent de soutenir leurs viticulteurs en considérant les vignes comme un patrimoine commun. Ainsi naquit notamment un modèle français visant à assurer une qualité des vins produits.
II/ La bataille de la quantité mais surtout de la qualité
Un regard sur les récents chiffres du marché du vin permet de comprendre l‘intérêt des différentes réglementations mises en place par l’Europe et plus particulièrement par la France –considérée par beaucoup comme « la patrie des grands vins » – en termes de qualité et d’origine du produit.
A/ Un état des lieux du commerce du vin actuel
En se basant sur les estimations de l’Organisation Internationale de la vigne et du vin (OIV), on constate que la production vinicole de l’année 2012 fut particulièrement décevante. Elle a atteint, avec à peine plus de 251 millions d’hectolitres, son niveau le plus bas depuis 1998 (document 1). Cette baisse est principalement imputable à des conditions climatiques difficiles en Europe, doublée d’une réduction de la taille des vignobles européens. Pire, la consommation mondiale de vin tend à être aussi importante que la production (document 2) ; cela suscite donc naturellement de fortes tensions sur les marchés. La France est toujours le premier producteur tous continents confondus (16.8% du vin produit dans le monde), suivi de l’Espagne (11%) et de l’Italie (6%). Un point intéressant à noter est la part de marché croissante des pays producteurs dits du « nouveau Monde » : les États-Unis, le Chili, l’Australie, l’Afrique du Sud et la Chine (document 3) ont tous connu une hausse de leur production en 2012. Les tendances pour l’analyse des exportations sont semblables. Les français sont également les plus grands consommateurs de vin (52.60 litres part ans soit une bouteille consommée par semaine) devant les suisses et les italiens. D’après une étude du salon bordelais Vinexpo, la Chine et les États-Unis seront d’ici 2016 « les principaux consommateurs du monde tant en valeur qu’en volume ».
Par ailleurs, ces dernières années, en France, de nombreuses voix se sont élevées contre le rachat de domaines viticoles français par de riches investisseurs étrangers. De nombreux contrôles de qualité sont effectués et cette dernière est récompensée par différents signes, à l’échelle nationale comme européenne.
B/ La résistance de la France et de l’Europe face à la globalisation du vin
Cette résistance se matérialisa, dès 1935, par la création du concept d’Appelation d’Origine Contrôlée (AOC) par l’intermédiaire d’un décret-loi français. Elle est aujourd’hui attribuée à environ 300 vins et est à différencier du concept d’Appelation d’Origine Protégée (AOP), qui concerne pour sa part l’ensemble du continent européen. Selon le site alimentation.gouv.fr, l’AOC désigne « un produit dont toutes les étapes de fabrication sont réalisées selon un savoir-faire reconnu dans une même zone géographique, qui donne ses caractéristiques au produit ». On recense enfin un troisième signe, l’Indication Géographique Protégée (IGP) : de rayonnement européen, il correspond aux anciens « vins de pays » et concerne 75 vins en France. L’organisme chargé de la gestion de ces différents signes en France est l’Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO). Par ailleurs, le processus d’harmonisation des différents sigles d’origine et de qualité à l’échelle européenne est en cours. Il a été lancé par la Commission européenne et, à titre d’exemple, un AOC ne peut dorénavant exister sans être également désigné AOP.
Cette harmonisation vise sans doute à protéger plus encore les vins européens de la libéralisation des échanges vitivinicoles. Comme évoqué plus haut, les nouveaux pays producteurs gagnent petit à petit des parts de marché, gagnent en compétitivité et représentent maintenant une menace sérieuse pour l’Europe. En réalité, ce sont deux visions différentes de la production du vin qui s’opposent.
III/ État des lieux de la concurrence mondiale
Une explication de ces deux visions, complétée par des éléments de réponse au débat de l’uniformisation des vins mondiaux, permettra de comprendre les réalités de la guerre des vins.
A/ Des différences fondamentales entre producteurs
En France, le vin est considéré comme un produit unique dont la consommation n’est permise que grâce à des terres préservées et à un savoir-faire ancestral. Chaque millésime est différent et c’est d’ailleurs sur cette complexité que s’est construite la renommée internationale des vins français. A l’opposé, dans les pays du Nouveau Monde, la logique prédominante est celle de la production : un vin sera davantage choisi pour les cépages qui ont été utilisés pour le fabriquer que pour le terroir dont il provient. Ainsi, l’étape clé est la vinification, cruciale pour garantir une qualité constante des produits. Cela explique, selon Pierre Galet, les plantations massives de cépages français effectuées dans le monde entier. Il estime à huit le nombre de cépages concernés. Parmi eux, les trois « champions » de l’internationalisation sont le merlot (200000 hectares), le cabernet-sauvignon (165000 hectares) et le chardonnay (150000 hectares). Si l’ensemble de ces huit cépages ne représentent que 10% du total des surfaces viticoles mondiales, les spécialistes considèrent qu’ils comptent pour plus de la moitié des échanges internationaux de vin.
Dès lors, dans ce contexte de mondialisation des échanges, il convient de s’interroger sur l’impact réel que celle-ci a sur le goût des produits. Plus concrètement, et pour caricaturer, un Cabernet-Sauvignon « made in China » (voir document 3) aura-t-il la même qualité qu’un Cabernet-Savignon « made in France » ? Les enjeux sont colossaux.
B/ Vers une uniformisation des vins mondiaux ?
Ce qui est regrettable, en fait, selon Jean-Pierre Déroudille, c’est que les nouveaux producteurs de vin mondiaux s’attachent à « vendre un vin « qui rappelle quelque chose » – peu importe que cela soit en mieux ou en moins bien – plutôt que d’imposer un type nouveau, ce qui aurait été un apport plus enrichissant à la viticulture mondiale ». Ces États ont d’ailleurs prévu de grands programmes nationaux de développement: Winevision 2020 aux États-Unis, Vision 2020 en Afrique du Sud et Strategy 2025 en Australie. Cette dernière accorde par exemple la part belle aux wineries[7] (elles sont rémunérées à hauteur de 30% du prix d’une bouteille vendue), aux transporteurs, grossistes et détaillants (37%) et non aux producteurs (10%) ; les 23% restants allant au fisc. Dès lors, le rôle majeur attribué aux commerçants du vin plutôt qu’aux producteurs permet de comprendre la perte de qualité des vins. La position de l’AWBC[8], bras armé du ministère de l’Agriculture australien est d’ailleurs parfaitement claire : elle soutient ouvertement, sur la scène diplomatique internationale, « le développement d’accords internationaux et des cadres législatifs pour améliorer l’accès des vins australiens sur le marché ».
Bien sûr, chaque pays agit de manière similaire et il commence à se former des groupes d’États néo-producteurs, tel que le WWTG[9], afin de contrer la puissance viticole européenne.
En fait, s’il est admis que la qualité des vins européens est pour le moment encore inégalée, il est toutefois nécessaire de reconnaître la supériorité de nos nouveaux concurrents sur le plan de la commercialisation des produits finis. En témoigne l’arrivée dans les rayons de nos supermarchés, au milieu de grands crus français, des vins australiens, californiens, chiliens, etc… Par ailleurs, cette étude, et plus généralement l’application de la grille de lecture géopolitique à l’étude de la vigne et du vin dans le monde démontre l’intérêt majeur que l’Europe a à soutenir un secteur aussi productif que l’agroalimentaire. Il est donc encore temps, pour les vignerons français et leurs amis européens, avec le soutien des États, de lier leurs talents afin de préserver leur mainmise historique sur le marché vitivinicole mondial.
L’avenir n’est pas nécessairement sombre pour ce secteur en Europe mais le glissement de l’Occident vers l’Asie (et notamment vers la Chine, voir document 4), la montée en puissance du développement durable et la financiarisation des marchés sont autant de virages qu’il faudra correctement négocier dans un avenir proche.
Annexes
Document 1
Document 2
Document 3
Document 4
Sitographie
alimentation.gouv.fr
http://lexpansion.lexpress.fr/economie/les-plus-gros-buveurs-de-vin-du-monde-sont_287321.html
http://www.lemonde.fr/economie/article/2013/01/15/la-consommation-mondiale-de-vin-devrait-croitre-d-environ-1-1-par-an-d-ici-a-2016_1817103_3234.html
http://www.oiv.int/oiv/info/frstatoivextracts2
http://www.planetoscope.com/Le-Vin/1185-production-mondiale-de-vin.html
http://www.ubifrance.fr/chine/ACTU001167+les-vins-francais-font-ils-encore-recette-en-chine-.html
http://www.wineaustralia.net.au/en.aspx
Bibliographie
Jean-Pierre Déroudille, « Le vin face à la mondialisation », Dunod
Aymeric Mantoux, Benoist Simmat, « La guerre des vins », Flammarion
Jean-Robert Pitte, « La nouvelle planète des vins », Annales de Géographie, Armand Colin
Raphaël Schirmer, Hélène Velasco-Graciet, « Atlas mondial des vins », Autrement
[1] Région située dans l’actuelle Turquie.
[2] Chaîne montagneuse s’étendant de l’Iran à l’Irak, son point culminant est le Zard Kuh (4548 m).
[3] In « Le vin face à la mondialisation » p.33
[4] In « La nouvelle planète des vins », Annales de Géographie p.614-615
[5] Maladie des plantes due à un champignon microscopique (Dictionnaire Larousse)
[6] A l’époque, les plants de vigne avaient l’habitude d’être échangés de part et d’autre de l’océan Atlantique.
[7] Il s’agit des fabriques chargées d’élaborer le vin.
[8] Australian Wine and Brandy Corporation, financé principalement par des taxes sur le vin et des cotisations du secteur.
[9] World Wine Trade Group. Il s’agit d’une association informelle préoccupée par la responsabilité sociale, le développement durable, l’intérêt des consommateurs et par un commerce libre des produits. Ses membres principaux sont l’Argentine, l’Australie, le Canada, le Chili, la Nouvelle Zélande, l’Afrique du Sud et les États-Unis. La Chine a déjà participé à des meetings du WWTG mais n’est pas considéré comme un membre à part entière.