Le fleuve Cauvery prend sa source dans l’Etat indien du Karnataka puis s’écoule vers l’est, traversant les Etats du Karnataka et du Tamil Nadu, où il rejoint la baie du Bengale à travers un vaste delta.
Le partage des eaux est à l’origine d’un violent désaccord similaire à celui dont le Nil est l’enjeu en Egypte.
Au Tamil Nadu, depuis de nombreux siècles, une riziculture intensive et un réseau d’irrigation ont été développés. Or l’Etat du Tamil Nadu s’inquiète des prétentions du Karnataka en amont, à disposer d’une partie des ressources hydriques du Cauvery.
Un accord-cadre sur le partage des eaux du fleuve, négocié sous l’administration britannique en 1924 est arrivé à échéance en 1974. Depuis, les deux principaux Etats du bassin du Cauvery s’opposent quant au partage des eaux, donnant ainsi naissance à un conflit de plus en plus vif, émaillé par une violente rhétoriques des deux gouvernements et par de violentes émeutes en 1991 et en 2002 (10 de morts et de blessés).
- 1. Le développement rapide de l’irrigation est au cœur du différend.
Le litige repose fondamentalement sur la question du partage des volumes du fleuve pour l’irrigation. Ce partage est pratiqué depuis des siècles surtout dans la région du Tamil Nadu. Au cours du XIXème siècle, sous l’administration britannique, de nombreux travaux, ont été développé afin d’accroitre les cultures de rente (riz, notamment). C’est l’augmentation des besoins, au fur et à mesure que les périmètres d’irrigation se sont étendus, qui a provoqué, dès la fin du XIXème siècle, des tensions du fait du volume irrégulier et limité du fleuve.
Les autorités du Tamil Nadu évoquent l’antériorité de leur mise à profit de leurs ressources hydriques et se servent d’arbitrages établis à l’époque par les britanniques. Ces derniers étaient alors intéressés par la région côtière du Tamil Nadu et par son port de Madras (aujourd’hui Chennai), ils ont donc favorisé les prétentions de ce dernier aux dépens de l’Etat princier de Mysore devenu Karnataka. Ce dernier plaide en faveur d’un partage équitable des ressources afin de compenser le traitement inéquitable de la part des britanniques. D’autant plus que le Karnataka est confronté à un climat plus sec que le Tamil Nadu.
Des disputes entre Madras et Mysore ont existé dès 1807 au sujet du partage et de l’utilisation des eaux du Cauvery. Un premier accord a été signé en 1892. Il prévoit la possibilité pour Mysore de développer des périmètres irrigués, mais impose au royaume de demander l’approbation de Madras avant toute construction de réservoir.
En 1924, un nouvel accord fut signé aux termes duquel Madras acceptait la construction de deux barrages ainsi que la mise en valeur de plusieurs centaines de milliers d’hectares dans l’Etat de Mysore grâce à l’irrigation. L’accord prévoyait que :
– les superficies irriguées de Mysore ne pouvaient plus augmenter que de 127 074 Ha à Mysore
– les superficies irriguées de Madras ne pouvaient plus augmenter que de 673 816 Ha à Madras
Cet accord a été signé pour 50 ans et il devait être l‘objet d’une nouvelle négociation en 1974.
- 2. Arbitrage et procès
- Les trahisons mutuelles :
L’accord ne satisfait que partiellement les deux Etats. Le Mysore estimant que ses possibilités de développement étaient injustement bridées, tandis que Madras se trouve dans l’obligation de partager une ressource qu’il avait longtemps considérée comme sienne.
Lorsqu’en 1950, le Tamil Nadu (successeur de Madras après la partition de 1947) planifia la construction de nombreux barrages, la Karnataka (ex-Mysore) s’y opposa, affirmant que les accords de 1924 ne le permettaient pas. Peu avant l’échéance de 1974, le Karnataka proposa au Tamil Nadu d’entamer les négociations, mais ce dernier refusa. Les accords de 1924 devinrent donc caducs en 1974, faute de reconduction, laissant alors un vide juridique quant à la répartition de l’au du fleuve. Depuis, les négociations se sont révélées ardues et décousues.
En 1983, la Société des agriculteurs du Tamil Andu déposa une requête auprès de la Cour Suprême, soutenant que le débit du fleuve Cauvery avait diminué du fait de la mise en eau de nombreux barrages et de l’extension de périmètres irrigués du Karnataka. C’était vrai : les surfaces irriguées avaient certes augmenté entre 1924 et 1974 au Karantaka mais aussi et bien davantage au Tamil Nadu : les deux Etats avaient trahi leur signature et laissé les surfaces irriguées se développer à vive allure. Avec le développement accéléré de l’irrigation, les demandes des quatre Etats (Etats du Kerala et de Pondichéry) en vinrent rapidement à dépasser le volume total du fleuve. En 1991, elles atteignaient 32,3 milliards de mètres cubes, soit plus d’une fois et demie le débit du Cauvery établi à 20,5 milliards de mètres cubes. Ce développement rapide des surfaces irriguées explique que l’agriculture soit responsable de plus de 80% des prélèvements dans les deux Etats. Pourtant, sa part dans l’économie elle, diminue (elle est passée de 33% du PIB du Karnataka en 1994 à 26 ,7% en 2001 ; et au Tamil Nadu de 24% à 17,3%)
- Le recours au Tribunal des différends
En raison de la requête tamoule en juin 1990, un tribunal spécifique fut créé pour régler le différend sur le partage des eaux (Cauvery Water Disputes Tribunal). Le Tamil Nadu estimait qu’il fallait revenir aux principes de l’accord de 1924, soit à un partage favorable à l’Etat en aval.
Karnataka | Tamil Nadu | Kerala | Pondichéry | Total | |
Quantité demandée par chaque Etat
(millions de m2) |
13160
41% |
16 018
50% |
2 830
9% |
263
1% |
32 270,5 |
Part de chaque Etat selon la demande du Tamil Nadu 1991 | 5 009
24% |
16 018
75% |
141,5
1% |
Inclus dans la part du Tamil Nadu | 21 168 |
Part de chaque Etat selon le verdict du Tribunal spécial de 2007 | 7 641
37% |
11 857,7
58% |
849
4% |
198,1
1% |
20 546 |
Un an plus tard, ce « Tribunal des différends » émettait une injonction provisoire envers le Karnataka, l’obligeant à relâcher des volumes d’eau plus importants pour satisfaire la demande du Tamil Nadu et de Pondichéry. Le Karnataka devait faire en sorte que, chaque année, 5 800 millions de mètres cubes passent au Tamil Nadu sur le cours principal du fleuve, et se voyait interdire de développer davantage des terres irriguées. Mais cette injonction fut rejetée par une ordonnance du gouverneur, pourtant représentant du gouvernement central au Karnataka. Cette attitude curieuse, par laquelle le délégué de Delhi remettait en cause les décisions de Delhi, s’explique par des raisons de politique partisane : il s’agissait pour le Premier ministre de l’Etat de faire monter la tension politique sur la scène locale pour fédérer son électorat autour de sa prétendue fermeté à défendre les intérêts hydrauliques du Karnataka. La cour suprême désavoua l’ordonnance du gouverneur, forçant l’Etat à accepter le verdict du tribunal. Mais dès décembre 1991, de graves violences anti tamoules éclataient au Karnataka, elles firent 18 morts, des centaines de blessés, et près de 100 000 Tamouls de la région durent fuir Bangalore pour trouver refuge au Tamil Nadu. Dans le même temps, des groupes extrémistes tamouls menaçaient de dynamiter les barrages édifiés par la Karnataka sur la Cauvery, obligeant l’Etat à placer des troupes armées sur chaque ouvrage. A noter que la répercussion politicienne du différend n’était pas l’apanage du gouvernement du Karnataka : le Premier ministre du Tamil Nadu, Madame Jayaram Jayalalitha, usait abondamment de ce ressort émotionnel auprès de la population tamoule pour la mobiliser en faveur de son parti, l’AIADMK.
- Toujours dans l’impasse
Les échanges d’arguments techniques et hydrauliques ont ainsi alterné avec les manœuvres politiciennes, chaque gouvernement tentant de récupérer la tension montante pour se présenter sous un jour favorable auprès de ses électeurs. L’érosion électorale du parti du congrès ainsi qu’une certaine instabilité parlementaire au niveau fédéral ont également joué un rôle : le gouvernement de Dehli a besoin, pour sa survie, de l’appui des parlementaires tamouls comme Kannadigas (citoyens du Karnataka), dans le cadre de gouvernements de coalition. L’intensité du différend est certainement aggravée par une rhétorique politique jouant sur les différences culturelles entre les Tamouls du Tamil Nadu et les Kannadigas du Karnataka. Les deux communautés vivaient dans une entente relativement bonne jusqu’à l’émergence de leur différend sur les eaux du Cauvery. Mais cette instrumentalisation des différences culturelles est classique dans le cas de conflit ; elle a été d’autant plus aisée à développer qu’il existe un fort investissement culturel au Karnataka envers le Cauvery (les Kannadigas vénèrent le fleuve et s’y identifient, c’est leur Gange, le fleuve est l’emblème culturel et un lieu de mémoire forte).
Le gouvernement du Kanrantaka, mortifié par le verdict de 1991, ne cessait de réclamer la réouverture des négociations. Une saison de moussons particulièrement sèche au Karnataka en 1995 attisa de nouveaux les tensions : Bangalore obtint alors l’aménagement de son obligation envers le Tamil Nadu, ce qui provoqua la colère de l’Etat d’aval…
En 1997, face à l’impasse, le gouvernement fédéral a tenté les médiations entre les deux Etats, mais celles-ci n’ont pas encore abouti à un partage des ressources en eau accepté par les parties. Dehli a tenté de promouvoir la création d’une autorité de bassin, le Cauvery River Authority, qui aurait le mandat de régler les litiges et de mettre en œuvre le jugement de 1991 ; elle aurait été composée des quatre Premiers ministres des Etats. Or cette approche est un échec, car le gouvernement du Karnataka n’accepte pas le jugement de 1991, et n’entend pas le mettre en œuvre… L’impasse s’est révélée particulièrement évidente lorsque les pluies de la mousson de 2002 se sont à nouveau révélées être trop faibles tant au Tamil Nadu qu’au Karnataka. Le Tamil Nadu exigeait de son voisin d’amont qu’il libère la quantité d’eau établie par le tribunal, le Karnataka évoquait l’urgence d’obtenir un aménagement de ses obligations, comme en 1996. La CRA s’est retrouvée paralysée lorsque sa demande d’inspection du niveau des réservoirs a été rejetée par le Tamil Nadu. La Cour Suprême est alors intervenue forçant le Tamil Nadu à autoriser les inspections et le Karnataka à ouvrir ses vannes. Cette décision a provoqué de très vives manifestations au Tamil Nadu comme au Karnataka en octobre 2002 : certains groupes militants pro tamouls ont proposé de cesser les livraisons d’électricité à destination du Karnatakan et en novembre un militant a fait exploser un transformateur majeur relayant l’électricité vers le Karnataka.
- 3. Les rancœurs persistent
Le tribunal des différends a rendu son verdict final le 5 février 2007. Comme on pouvait s’y attendre, malgré les efforts des juges, il ne satisfait aucune des deux parties. Si le Tamil Nadu semble se faire une raison à court terme, se contentant de 58% du volume du bassin que lui accord le tribunal, le Karnataka a entreprise d’invalider le verdict. Il l’estime injuste et pense qu’il accorde une part des eaux du Cauvery beaucoup trop importante au Tamil Nadu, même si sa propre part passe de 24 à 37% entre le jugement provisoire de 1991 et celui de 2007. Les deux Etats protestent en signant des pétitions et de nombreuses protestations ont lieu dans les rues. Au jour d’aujourd’hui, la Cour Suprême doit examiner ces pétitions et demander au Tribunal de revoir son jugement ou non.
Cette insatisfaction du Karnataka se trouve enracinée dans la représentation d’une injustice récurrente depuis le XIXème siècle. En effet, sous la domination britannique mais aussi dans le cadre de l’Inde indépendante, la région n’a pas bénéficié des mêmes chances que le Tamil Nadu pour le développement de son agriculture irriguée, alors que son territoire est plus sec et que la plus grande partie du bassin du Cauvery s’y trouve. Considéré par la population locale comme un élément central de l’identité du Karnataka, le fleuve demeure en partie inaccessible.
Ainsi, les rancœurs accumulées de part et d’autre, attisées par des gouvernements locaux pour des raisons électorales, ont conduit à de violents affrontements interethniques, mais ont aussi donné naissance, au sein d’une partie de la population tamoule, à un discours politique radical prônant le recours au terrorisme pour empêcher le Karnataka d’exploiter l’eau perçue comme appartenant au Tamil Nadu. Si le jugement du tribunal des différends prévaut pour le moment, il est à espérer que les discours radicaux ne sauront pas, à l’avenir soulever encore la colère des foules.
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