La Turquie nécessite plus de libéralisme dans sa démocratie

La Turquie nécessite plus de libéralisme dans sa démocratie

 Source : Financial Times, le 3 décembre 2013

SINAN ÜLGEN

Présentation du journal Financial Times :

Lancé le 9 janvier 1888 sous le titre de London Financial Guide par Horatio Bottomley, le Financial Times est renommé dès le 13 février. Il est une filiale du groupe Pearson PLC, qui possède entre autres 50 % de l’hebdomadaire The Economist et Pearson Education.
Le Financial Times (FT), particulièrement reconnaissable de par ses pages de couleur saumon, est un quotidien économique et financier britannique, mais dont la majorité des lecteurs résident dans d’autres pays depuis 1998.

Le journal est divisé en deux cahiers, l’un d’informations nationales et internationales diverses, l’autre sur l’actualité des entreprises et des marchés financiers. La priorité est bien entendu donnée à l’actualité économique et boursière. Le Financial Times est l’un des très rares journaux à consacrer plus de place à l’étranger qu’à son actualité nationale : une seule page est en effet dédiée aux informations britanniques. Il est d’ailleurs le seul quotidien britannique dont la diffusion est plus importante à l’étranger, disposant d’éditions européenne, asiatique, américaine et, depuis avril 2008, au Moyen-Orient.

Il est ainsi généralement considéré comme le quotidien économique de référence en Europe. Tiré en 2006 à plus de 400 000 exemplaires, le FT aurait environ 1,6 million de lecteurs.
Pas totalement épargné par le déclin général de la presse, les journalistes et le personnel de production travaillent depuis 2006 à la fois pour les éditions papier et Internet, avec des articles adaptés aux différents média.

Biographie de l’auteur Sinan Ülgen :

Sinan Ülgen est un ancien diplomate qui a pris part aux négociations entre la Turquie et l’Union Européenne depuis 1992. Il est depuis 1997 consultant en matière économique d’AB Consultancy and Investment Services, puis d’Istanbul Economics. Il est responsable du domaine des affaires étrangères du Turkish Policy Quarterly et membre du pôle de réflexion Economic and Foreign Policy Forum, à Istanbul. Il est également chercheur visiteur à Carnegie Europe à Bruxelles, où ses recherches se concentrent sur les conséquences de la politique étrangère de la Turquie pour l’Europe et les Etats-Unis, en particulier en ce qui concerne le rôle de la Turquie dans la région et dans les domaines nucléaire, énergétique et climatique.

Contexte politique en Turquie :

Etant considérée comme une démocratie islamique, la Turquie est souvent citée par les observateurs et spécialistes du Moyen-Orient comme un modèle politique au sein duquel Islam et démocratie cohabitent. L’arrivée au pouvoir du premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, et de l’A.K.P., en 2003, a considérablement fait évoluer la société turque, et ce notamment sur les plans économique, avec une croissance de 8% en 2011, et politique. En effet, la démocratie turque possède un temps d’avance sur ses voisins (comme l’illustre la carte ci-dessous) : les élections y sont libres, l’opposition est représentée au Parlement…

 

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Le dessous des cartes « Mondes arabes »

Néanmoins de nombreux problèmes persistent tels que le sort des Kurdes, les atteintes au droit des femmes, l’occupation par l’armée nationale du nord de l’île de Chypre (depuis 1974), la liberté de la presse… faisant ainsi de la Turquie l’une des nations les plus mises en cause par la Cour européenne des droits de l’Homme (deuxième derrière la Russie).

La liberté de la presse est en effet un gros point noir de la démocratie turque. Le rapport annuel de l’association de défense des droits de l’Homme Insan Haklari Demegi (IHD) recense, pour 2011, jusqu’à 12 600 arrestations et 3 252 cas de tortures et de mauvais traitements. Parmi ces arrestations, une centaine de journalistes ont été emprisonnés pour s’être exprimés librement contre le gouvernement. Certains sujets sont ainsi peu traités, parmi lesquels le problème Kurde bien évidemment, mais aussi le statut de Chypre et le génocide arménien de 1915, non reconnu par les turcs.

La liberté d’expression, de manière plus générale, est bafouée par le gouvernement d’Erdoğan. Le mouvement de la place publique de Gezi à Taksim, en juin dernier, durant lequel la police de l’État turc avait fait preuve d’une rare violence, en tuant quatre personnes et en blessant plus de 8 000 personnes, en est ainsi un parfait exemple. Dans tout le pays, plusieurs centaines de milliers de personnes étaient descendues dans les rues pour dénoncer l’autoritarisme grandissant du pouvoir et les restrictions des libertés.

La situation des Kurdes (représentant 20% de la population) au sein du pays est un autre exemple flagrant qui met à mal l’ambition démocratique du régime. En effet, les Kurdes aspirent à vivre en harmonie avec les Turcs tout en conservant leur propre identité, ce qui inclut, entre autres, la pratique de leur langue et de leurs coutumes.

Turquie

Le dessous des cartes « Turquie, retour vers l’Orient ? »

Or, on remarque que le régime turc tente de museler tous ceux qui luttent pacifiquement pour les droits des Kurdes. Depuis avril 2009, soit quelques semaines après le succès historique du parti kurde lors des élections municipales, des milliers de personnes ont été emprisonnées dans le cadre des procès KCK sous couvert de la loi anti-terroriste.

La Turquie est ainsi devenue la plus grande prison du monde pour les maires pour des motifs politiques, tout comme pour les journalistes, avocats, étudiants et syndicalistes. En un mois, entre le 7 septembre et le 7 octobre 2013, on estime environ que 102 Kurdes ont été placés en garde à vue pour des motifs politiques.

L’islamisation importante du pays depuis quelques années ainsi que l’épuration de l’armée, par Erdoğan, sont également d’autres raisons pour lesquelles la démocratie en Turquie est mise à mal. En effet, depuis près d’un an, le gouvernement turc épure l’armée de généraux soupçonnés de vouloir déstabiliser, voire de faire tomber, le pouvoir en place. Plusieurs dizaines de généraux turcs ont été mis en prison posant ainsi le problème de la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire et donc l’indépendance de la justice. Cette mise au pas de l’armée a un goût de dérive islamiste, alors même que l’AKP n’est pas officiellement revendiquée comme tel. Ce sentiment est renforcé par une vision très conservatrice du gouvernement qui a proposé plusieurs articles de lois s’opposant au principe de laïcité tels que le possible retour du voile dans les universités, l’interdiction de vendre de l’alcool entre 22 heures et 6 heures ou que des marques de boissons alcoolisées sponsorisent des évènements. Erdoğan confirme d’ailleurs cette islamisation croissante en affirmant en 1997 : « Les mosquées sont nos casernes, les dômes nos casques, les minarets nos baïonnettes et les croyants nos soldats », ce qui lui avait valu quatre mois de prison et la perte de ses droits politiques. Son accession au poste de Premier ministre, en mars 2003, ne lui a été possible que grâce à l’arrivée de l’AKP au pouvoir, qui a alors amendé les lois bannissant son dirigeant de la vie politique depuis 1997.

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Catherine Burki, « La Turquie tente de sauver sa démocratie et sa liberté »

La démocratie turque stagne et reste ainsi aux yeux des spécialistes des droits de l’homme, une « démocratie inachevée » ou « hybride » comme le qualifie The Economist dans son étude de 2012.

Traduction de l’article :

Cela ne devrait pas être un thème de débat dans une démocratie libérale performante. Mais la question de savoir si un gouvernement peut et doit faire respecter les règles de la morale personnelle est au centre des débats politiques actuels en Turquie. L’issue de ce litige déterminera l’orientation future d’un pays qui a longtemps aspiré à démontrer comment l’Islam, la démocratie et la modernité peuvent être compatibles.

Tout a commencé le mois dernier lorsque Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre du pays, a déclaré son opposition à la mixité des logements étudiants dans des appartements hors campus. Il a dit que puisque personne ne sait ce qui se passe dans ces lieux, il incombe par conséquent à l’Etat de prendre des mesures.

Ce n’était pas la première fois qu’il formule ses initiatives politiques avec un appel à la morale personnelle. Le chef du parti conservateur AK avait précédemment défendu une récente loi limitant la vente au détail de boissons alcoolisées, en rappelant que l’Islam a interdit la consommation d’alcool.

Les opinions politiques en général ne peuvent pas être dissociées des valeurs morales. Le concours politique peut porter tant sur les valeurs morales que sur la crédibilité de plates-formes économiques ou que sur les récits de politique étrangère. Aux États-Unis, par exemple, le résultat de la compétition politique peut souvent être déterminé par la position individuelle d’un homme politique sur le droit à l’avortement.

De même, il est normal de s’attendre de la part d’un parti chrétien-démocrate, en Europe, qu’il mette l’accent sur ​​les politiques pro-famille tandis qu’un parti social-démocrate peut décider de dépenser les impôts dans la poursuite des perspectives d’éducation. Il n’y a rien d’intrinsèquement mauvais – ou inhabituel – dans le fait que les valeurs morales fassent partie de la philosophie politique des nations démocratiques.

En outre, la Turquie est sans doute l’une des démocraties les plus avancées dans le monde musulman. Le pays est souvent stigmatisé comme un modèle pour les pays en voie de démocratisation du Moyen-Orient. M. Erdogan et son parti ont joué un rôle important dans l’amélioration des normes démocratiques de la Turquie au cours de la dernière décennie. Ils ont, par exemple, contribué à la réalisation d’une avancée indéniable dans la qualité de la démocratie turque en éliminant l’influence politique indue de l’armée. Son parti a également été à la hauteur concernant leur promesse d’ouverture des négociations d’adhésion avec l’UE.

Ils sont, cependant, maintenant face à un défi différent, mais tout aussi important : celui de la construction d’une véritable démocratie libérale. Mais les démocraties libérales fonctionnent sur ​​la base de la relativité des valeurs morales. Cela signifie que les gouvernements ne peuvent pas chercher à imposer leurs valeurs morales par la force sur le reste de la société. Ils peuvent adopter des lois ou des politiques de conception tels que des allégements fiscaux pour augmenter le taux de fécondité afin d’encourager un comportement qui reflète mieux leur point de vue moral. Mais ils ne doivent pas chercher à criminaliser ou à punir ce qu’ils perçoivent comme une immoralité personnelle ou une faiblesse qui ne fait de mal à personne. Il faut vivre et laisser vivre.

Le dernier débat montre que les décideurs politiques turcs ont encore à épouser cette caractéristique fondamentale de véritables démocraties. Il est peut-être surprenant que, malgré l’existence du principe de laïcité dans son ordre constitutionnel depuis 1937, la Turquie continue de lutter avec le juste équilibre entre politique et morale induite par la religion. Une raison principale des manifestations dans tout le pays cet été a été la réaction au conservatisme social étouffant du gouvernement.

Pourtant, dans le sillage des révoltes arabes, non seulement la Turquie, mais l’ensemble de la région est dans le besoin d’un modèle de bonne gouvernance démocratique qui peut assurer la cohésion des sociétés multi-ethniques et multiconfessionnelles. La capacité de la Turquie à inspirer et diriger cette région turbulente dépendra donc du renforcement de sa crédibilité en tant que régime politique qui assure une paix sociale durable.

Cela dépendra de savoir si les gouvernements actuels et futurs peuvent être agnostiques par rapport aux différents ensembles de croyances morales et religieuses célébrées dans leurs sociétés. C’est pourquoi le résultat du débat actuel est d’une telle importance. Il déterminera en effet si la Turquie sera une démocratie qui punit les péchés ou une démocratie qui défend les libertés libérales.

L’auteur est le président du groupe de réflexion EDAM (Center for Economics and Foreign Policy) basé à Istanbul et chercheur visiteur à Carnegie Europe

Sources complémentaires :

Article original en anglais :  ici
Vidéo explicative “La Turquie depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP” : ici

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