Article soumis par Idriss Naoui dans le cadre du concours Geolinks sur la Géopolitique de l’Anthropocène.
Dans son Manifeste pour la terre et l’humanisme, Pierre Rabhi a tenté d’appeler les consciences à s’insurger, d’un point de vue socio-environnemental. « Nous entrons dans une ère où, face aux planifications de l’Homme, la nature décidera et mettra des limites ». Nous serions à quelques secondes symboliques de l’émergence d’une réalité qui aurait dépassé la dystopie. Une nouvelle ère s’est précisée dès lors que l’Homme, dans une course effrénée vers le progrès, a donné vie à la révolution thermo-industrielle. L’Anthropocène, un concept scientifique encore discuté et de plus en plus médiatisé, transcende la simple crise environnementale. Ce néologisme popularisé dès 2000 par le météorologue et chimiste de l’atmosphère Paul Crutzen (Prix Nobel en 1995), traduit l’émergence d’une nouvelle époque géologique. Celle-ci aurait débuté à la fin du XVIIIème siècle, succédant à l’Holocène, et représenterait la période durant laquelle l’influence de l’être humain sur la biosphère serait majeure.
Le concept est théorique et attend d’être officialisé lors de la rencontre de chercheurs qui aura lieu du 24 au 28 avril 2016 à Oslo. Toutefois, les traces de l’Homme sur la lithosphère ne sont pas fictives et font l’objet de débats, notamment lors des Sommets de la Terre. Vouloir élaborer un terme nouveau corrobore le besoin de se montrer diacritique par rapport à tous les discours sur les crises passagères. L’Homme moderne, consumériste par nature, a laissé son empreinte sur la Terre de manière indélébile, sur des milliers, voire des millions d’années. Bien que l’on puisse prendre conscience du comportement humain face à l’environnement, tout en tentant d’atténuer les potentiels effets catastrophiques qui se présentent pour la postérité, à l’instar d’un Jeremy Rifkin, la machine reste lancée et le Deus ex machina se brûlera tout de même les ailes. Avec des expérimentations chimiques, nucléaires, ou des réaménagements territoriaux, l’Homme a voulu changer l’Histoire en faisant de la science une terra nova pour son développement. Mais le développement est devenu insoutenable, exhortant les sociétés à être plus praxéologiques d’un point de vue politique. Ce Prométhée qu’est le progrès industriel a fait de l’Humanité une force géologique majeure, mais avec un impact inexorable sur le système terrestre. Les activités humaines ont entrainé des changements brutaux perturbant tant les cycles bio-géochimiques que les organisations humaines face à des problèmes nouveaux. L’agriculture intensive et la surpêche, la déforestation et les forêts artificielles, les pollutions de l’air, des eaux et de la terre, les industries et les transports, l’évolution de la démographie et l’urbanisation, l’augmentation exponentielle de la consommation et donc de l’extraction des ressources fossiles ou minérales, la fragmentation écologique, la réduction ou destruction des habitats, et les conflits armés, figurent parmi les activités les plus modificatrices de l’environnement terrestre.
Les perturbations multiples émanant de nos sociétés sont hétérogènes et il y a une imprédictibilité notoire des écosystèmes et de la Terre. Toutefois, des faisceaux d’indices nous laissent penser que si aucune mesure n’est prise pour assurer un avenir plus durable, alors celui-ci sera loin d’être édénique. L’Anthropocène devient clairement un enjeu politique mais souvent minimisé au profit de considérations technocratiques déplacées. L’idéal resterait d’arbitrer les différents groupes humains dans leurs choix techniques et industriels, et de repenser la société de consommation. D’un point de vue réaliste, chercher à refonder de «nouvelles humanités environnementales», pour paraphraser Christophe Bonneuil, Jean- Baptiste Fressoz, tout en s’interrogeant sur notre conception de la liberté de consommer, de l’économie globale, apparaît comme une utopie.
L’Anthropocène n’est pas une ère fortuite dans l’Histoire : fruit d’une longue série de mutations, il implique des questionnements tant rétrospectifs que prospectivistes sur l’éthique environnementale. Le défi homérique de la protection de la biodiversité, de la nature, la recherche de développements durables sont des thématiques de plus en plus exploitées, notamment depuis le rapport Brundtland. Les thuriféraires de l’écologie, longtemps ignorés dans un monde libéral et capitalistique, voient leurs arguments de plus en plus pertinents aujourd’hui. Il est primordial de concevoir des outils normatifs comme une justice internationale centrée sur la cause environnementale, d’assurer des sommets internationaux comme la COP21, etc. Les changements climatiques, la dette et les crises écologiques, le besoin urgent de trouver des énergies renouvelables, la mise en place de responsabilité sociale des entreprises, l’échec du protocole de Kyoto, sont autant de problème à résoudre à l’ère de la mondialisation et de l’économie post-industrielle. Mais en plus de vouloir réduire les émissions de gaz à effets de serre en dressant un bilan carbone, il est aussi important d’avoir un œil critique sur la manière dont les polities conçoivent leurs relations entre elles par rapport aux changements de leurs cadres de vie.
L’évènement « Anthropocène » n’est pas qu’une porte d’entrée dans « l’âge des déchets » : c’est aussi une époque qui sera de plus en plus marquée par les conflits interhumains pour des raisons écologiques, sources de pénuries et donc d’émulations vis-à-vis des plus nantis. Allons-nous vers un catastrophisme inévitable ? Si Tolstoï vivait à notre époque, il écrirait « Guerre, Paix et Nature », étant donné que l’écologie devient une variable essentielle par rapport aux échanges sociétaux. En outre, la guerre porte une atteinte considérable à la Nature. Alors, à l’aune de l’Anthropocène, l’Homme peut-il rester consumériste et ignorer l’environnement, sachant que son comportement peut devenir un casus belli d’autant plus ravageur pour la nature ?
Un Homo Œconomicus déraisonné, propulsé tous azimut vers les scénarii catastrophes de l’Anthropocène
Comprendre le phénomène Anthropocène, et vouloir y survivre, ne doit pas impliquer seulement des graphes ou des statistiques qui simplifient la dynamique du monde. D’un autre côté, il convient de ne pas graviter autour d’un récit réducteur qui rend coupable l’humanité du fait de ses activités. Les cultures sont diversifiées et toutes ne participent pas à la pollution massive de la planète. Ce postulat présuppose tout de même un certain darwinisme social. Philosophiquement, peut-on imaginer que l’Homme des pays les moins avancés puisse ne pas accorder de crédit au progrès industriel et de l’amélioration de son être, même s’il en avait les moyens scientifiques ? L’instauration des humanités environnementales qui atténueraient les disparités des classes sociales, serait-elle voulue ou forcée ?
D’un point de vue réaliste, si Homo homoni lupus, alors il y aurait intrinsèquement un caractère égoïste qui formule les constructions politico-économiques, articulées autour du besoin de richesses. Le souci sincère d’un monde « plus propre » serait, en soi, marginal. Néanmoins, sa recherche est inévitable, même si pour l’instant la puissance humaine reste écocide, faisant du CO , une sacro-sainte notion. La puissance et la naturalisation du désir consumériste, via la création des marchés aimantés par la notion de productivité et de séduction, font fi de la Nature, si bien que des phénomènes, comme l’obsolescence programmée, sont entrés dans les mœurs. Le fétichisme de la marchandise, dans un monde inspiré par l’American Way of life, entraine toutefois des mouvements sociaux réactionnaires face aux multinationales comme Monsanto. Les puissances hégémoniques sont de plus en plus contestées vis-à-vis de leurs choix politiques, militaires et idéologiques. La domination des énergies fossiles, la périurbanisation et la motorisation des sociétés occidentales nécessitent une refonte politique, sous un angle plus écoresponsable.
La modernité a conduit l’Homme à accomplir des prouesses naturelles indéniables, mais elle l’a aussi porté sur la pente de l’aberration existentielle. L’ère industrielle périclite dans l’espoir de donner une importance franche aux alternatives marginalisées. L’essentiel n’est pas de savoir comment éviter une mutation planétaire inexorable, mais bien de savoir comment limiter la dégradation matérielle de la planète. L’idée n’est pas de suivre un paradigme comme le marxisme, mais pour éviter les catastrophes, survivre à la phase du phagocène en abandonnant les institutions capitalistes et productivistes, les dominations et les imaginaires aliénants reste la grammaire de réflexivité la plus sensée … La culture de l’éphémère doit se substituer une culture de valeurs et de modération. Celle-ci n’émergera, pragmatiquement, que lorsque la Terre arrivera à un point de saturation. L’écosophie et les modes de vie des peuples autochtones restent moqués par les adeptes de l’hédonisme aveugle qui conduisent le monde à l’Anthropocène. In concreto, nombreuses sont les personnes qui conservent un mode de vie surdimensionné, même celles qui parlent d’écologie en Occident.
De nombreux exemples, comme celui de l’île de Nauru, dans le Pacifique sud, ravagée par l’exploitation des phosphates et subissant la hausse du niveau des mers, peuvent légitimement incriminer l’extractivisme, la conteneurisation, la non-taxation des carburants d’avion, etc. Une guerre globale s’est déclarée contre la nature au moment où s’est manifestée la brutalité de l’exploitation des hydrocarbures. Rares sont les visionnaires comme Orson Welles qui, en 1942, avec son film La Splendeur des Amberson, dressait déjà avec pessimisme, une chronique sociale concrète montrant un capitalisme absurde et destructeur. La solution la plus simple reste encore d’amorcer un mouvement translatif vers des humanités environnementales « pro-Gaïa », sans pour autant avoir des allures New Age.
L’anthropocène: un vecteur majeur de conflits géopolitiques néfastes pour l’environnement
Au regard de la géopolitique, l’anthropocène est consubstantielle à la thanatocène. L’Homme est animé par une pulsion de mort au sens freudien qui le conduit aux guerres mondiales, à la place des complexes militaro-industriels – nonobstant la nécessité des politiques de défense –, la brutalisation de la nature, à la culture de l’annihilation… Paradoxalement, l’impact est double : les changements écologiques peuvent être belligènes, et les potentiels conflits qui en résultent, portent, in fine, davantage de conséquences sur la Nature. Les Guerres mondiales l’ont prouvé en laissant la pollution chimique des munitions remplies d’arsenic, de mercure, de perchlorates, des obus parsemés sur les champs de bataille, ou dans les mers et les lacs. Dès le siècle dernier, un théâtre guerrier inédit s’est installé sur le village global. Si le Vietnam s’en est relativement remis, des terres comme le Rwanda, l’Irak, le Darfour, l’Afghanistan, en conservent des stigmates environnementales flagrants… Le recours manu militari entraîne forcément des catastrophes écologiques et humaines, en plus d’un déploiement dantesque de matériels déjà polluants par leur fabrication, sans compter l’atome. Ces substances mortifères sont parfois utilisées à des fins perverses, notamment au regard de la période entre 1964 et 1975, où les Américains et leurs alliés ont utilisé « l’agent orange », un défoliant qui aurait porté atteinte à 14% des forêts du Vietnam méridional, entraînant pour les populations, malformations, maladies de la peau et cancers. Les épisodes guerriers ont ravagé les forêts, les fleuves et littoraux, les milieux naturels divers, l’atmosphère… Les eaux du Golfe Persique, en 1991, étaient souillées et les incendies volontaires d’un millier de puits de pétrole laissèrent des traces dans l’atmosphère. Les animaux aussi paient le lourd tribut à la guerre, à l’instar de ces nombreux gorilles des montagnes au Rwanda, ou des cétacés, requins et autres poissons, perturbés par les ondes émises par les sonars des sous-marins qui peuvent les tuer.
Paradoxalement, plus l’Homme accède au progrès pour améliorer son cadre de vie et plus il en profite pour se détruire. Au vu de l’essor massif de la guerre asymétrique, avec la montée de Daesh, et des tensions interétatiques, cette épée de Damoclès qu’est la Troisième Guerre mondiale plane au-dessus de l’humanité, incitant les Hommes à recourir à l’arme nucléaire, initialement tolérée que pour la dissuasion. Cependant avec la prolifération de cette technologie au sein de cultures aux idéologies extrêmes et centripètes, la population mondiale met son avenir en sursis. « Je ne sais pas avec quelles armes sera menée la Troisième Guerre mondiale, mais je sais que la Quatrième le sera avec des bâtons et des pierres » disait Einstein. Noam Chomsky le soulignait, l’impact écologique d’une guerre nucléaire serait dévastateur et les deux bombes sur Hiroshima et Nagasaki, ou les « accidents » de Tchernobyl et Fukushima, ne sont que des échantillons.
Telles les deux faces d’un même Janus, l’environnement peut aussi être la cause des guerres. Par exemple, 67 conflits armés sur les 328 recensés dans le monde avaient pour origine, en 2007, les ressources naturelles. Les premières zones touchées sont l’Asie et l’Afrique. Le Moyen-Orient a aussi été le théâtre de guerres de ce type, notamment avec l’invasion du Koweït par l’Irak pour saisir les réserves de pétrole du pays. Cette énergie fossile en voie d’extinction entraînera, à l’avenir, davantage de conflits, à l’instar de biens précieux comme l’eau, la terre, ou les minéraux. Le cercle est d’autant plus vicieux qu’un pays déjà fragilisé par la guerre aura besoin de compenser ses pertes de ressources naturelles ; ce qui entraînera au court ou au moyen terme d’autres conflits. En soi, une guerre, ce terrorisme écologique, est un drame que l’on doit éviter pour ne pas aggraver les relations diplomatiques des États ou pour ne pas accentuer le processus de pollution mondiale. D’après Alain Joxe, il y a également des risques de militarisation durable en étroite connexion avec l’environnement. Mais comment penser à soigner la planète lorsque les forces armées n’hésitent pas à déployer l’oriflamme ?
Si la guerre est inévitable, peut-elle être propre en limitant les dégâts ? Doit-on incorporer une « Halte à la Croissance » avec le vice serait de réfléchir à la guerre, id est de la préparer avec des normes écologiques en temps de paix ? L’absurdité du credo mieux armé pour « sauver » la planète dénote toute la vacuité des comportements humains en sociétés. L’Anthropocène est une époque de caricature qui mêle des avancées savantes à des tournures triviales galvanisées par la violence. À des fins de productions ou de destruction, l’activité humaine entraine des conséquences funestes d’ampleur planétaire. Ainsi, sans être nihiliste, qu’elle est la finitude de notre monde si l’humain n’est pas capable de redéfinir ses paramètres pour mieux l’habiter ? Penser l’écologie est un dessein urgent que l’on doit saisir tant qu’on le peut, c’est-à-dire en période de paix relative.
« La face entière de la Terre porte aujourd’hui l’empreinte de la puissance de l’homme » écrivait Buffon dès 1778. Si le concept anthropocène ne fait pas encore l’unanimité, il reste l’outil le plus adapté pour expliquer le processus vers lequel nous avançons. Il a le mérite de confronter l’Homme à sa responsabilité. Lui qui voulait être un maestro de la Nature, se retrouve impuissant malgré sa puissance. « La seule question qui se pose désormais à nous, c’est : que voulons-nous faire de ce monde dont nous sommes devenus dans le même temps les fossoyeurs et les gardiens ? » disait Lorius.
Auteur: Idriss NAOUI
Diplômé de Master 2 mention Science politique Relations internationales, Francophonie et mondialisation suite à un Master 1 mention Science politique, Relations internationales Sécurité et Défense, à l’Université Jean Moulin Lyon 3.
Crédits image: globaia.org, anthropocene_fr_FINAL.jpg, consulté le 7 mars 2016.
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