Le 14 octobre dernier, un match de football opposait l’Albanie à la Serbie dans le cadre des éliminatoires de l’Euro 2016. Au cours de cette rencontre se tenant à Belgrade, un drone volant à basse altitude et portant le drapeau de « la Grande Albanie » a fait irruption au-dessus du stade avant la fin de la première mi-temps. Le défenseur serbe Stefan Mitrović a alors saisi le drapeau, déclenchant une altercation puis une bagarre générale entre les joueurs et le staff des deux équipes à la suite de laquelle les supporters serbes envahiront le terrain. L’arbitre s’est vu alors contraint d’interrompre le match. Pour les nationalistes albanais, la Grande Albanie symbolise les territoires qu’ils souhaiteraient posséder, à savoir, le Sud de la Serbie et le Kosovo, la moitié de la Macédoine, et une partie de la Grèce et du Monténégro.
http://www.dailymotion.com/video/x27xpke_video-les-incidents-lors-de-serbie-albanie_sport
Ces incidents malheureux montrent bien que le sport peut être considéré comme un nouveau terrain d’affrontements reflétant des conflits de nature géopolitique. Cependant, le match d’octobre dernier reste une exception, et des rencontres à forte connotation géopolitique se déroulent de manière pacifique. Ainsi, la rencontre de football opposant la Corée du Nord et la Corée du Sud lors des Jeux Asiatiques de 2014 a eu lieu sans incidents alors que le contexte géopolitique et le rapport à la frontière entre les deux pays est particulièrement tendu.
Néanmoins, si les matchs débouchent rarement sur des violences du fait de différends de nature géopolitique, le sport n’est pas, comme le prétendait le fondateur des Jeux Olympiques modernes, Pierre de Coubertin, et tel que le souhaiterait aujourd’hui la plupart des instances sportives nationales et internationales, un champ apolitique. En effet, l’histoire du sport au XXe et XXIe siècles semble véritablement l’éloigner de l’idéal coubertien. Si la relation entre sport et géopolitique peut sembler dénaturer l’essence même du sport, la Guerre froide, la décolonisation, la fin du monde bipolaire, l’émergence des acteurs transnationaux ont profondément modifié le champ sportif. Le sport apparaît aujourd’hui indissociable du contexte politique, économique, social et géopolitique des pays participants. Il a suivi le processus global de la mondialisation : dans ce « village global » qu’est devenue la planète, le sport tient une place de premier rang. Aujourd’hui le sport est plus que du sport. C’est aussi de la géopolitique, de la puissance en version “soft” c’est-à-dire un élément essentiel du rayonnement pour un Etat[1]. De toutes les disciplines sportives, le football est celle qui a conquis le monde entier et est devenue universelle : on parle d’empire du football.
Football et globalisation : la conquête du monde
Le football moderne (les racines de ce sport remontent à l’époque médiévale avec notamment le jeu de la soule) est né en Angleterre dans la deuxième moitié du XIXe siècle à l’initiative de la fédération anglaise de football (FA) qui voulait unifier le règlement du football car chaque équipe possédait ses propres règles. Naîtront ensuite d’autres fédérations nationales, toutes européennes, puis une fédération internationale (la FIFA en 1904), à l’initiative de la France (avec comme membres la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la France, les Pays-Bas, la Suède et la Suisse). Les Anglais n’innovent pas en codifiant le football car le cricket apparaît déjà comme un sport bien implanté et structuré. Néanmoins, le football va connaitre une expansion rapide, favorisée par le processus de mondialisation largement à l’œuvre lors de la Révolution industrielle.
Le football suit en effet le processus de mondialisation largement à l’œuvre lors de la Révolution industrielle. Tout d’abord, c’est grâce au chemin de fer que le football a conquis l’espace national comme l’explique Alfred Wahl : « une gare, un terrain de football, telle est la règle »[2]. Le football va s’exporter par les mers et les océans. Les ports deviennent des points de rencontre et des lieux de forte concentration humaine avec la mondialisation des transports et la maritimisation du monde : marins, commerçants et population locale se rencontrent et pratiquent le football. Les premiers clubs de football sont d’ailleurs des villes portuaires (Liverpool, Londres, Le Havre, Marseille, Gênes, Barcelone, Bilbao, Hambourg, Hanovre). La diffusion du football à l’international est aussi concomitante à la domination coloniale des pays européens, les colons européens introduisant le football en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud. Puis, le développement de l’aviation civile va internationaliser la pratique du football, tous les clubs ou équipes nationales du globe pouvant s’affronter. Enfin, la diffusion finale du football est permise et accentuée par l’amélioration des moyens d’information et de communication, notamment la presse, la radio, la télévision puis internet.
Plusieurs raisons peuvent expliquer en quoi le football s’est diffusé plus vite et plus loin que les autres sports. Le football apparait comme un sport assez simple. A la différence de certains autres sports, il n’y a pas d’investissement financier notable, les équipements pouvant être très sommaires, les règles du jeu sont aisément compréhensibles et la pratique peut se faire quasiment partout. De plus, il existe dans le football un mélange entre talent individuel et capacité collective. Cela crée un sentiment d’identification collective très fort, plus que dans des sports individuels comme le tennis ou l’haltérophilie. Enfin, à l’instar de la domination américaine au plan politique, économique et militaire, l’empire du football semble toujours résister à l’influence américaine. L’empire du ballon rond apparait comme étant plus universel et s’est construit de façon pacifique, grâce à la ferveur sportive des peuples et non par les armes, les britanniques au départ puis les autres colons européens n’ayant jamais cherché à imposer ce sport par la force. Le développement international du football s’est réalisé sur le mode de l’imitation et non de l’imposition.
Le football actuel apparaît ainsi avoir atteint le stade ultime du processus de mondialisation, son empire ne connaissant ni frontières, ni limites. En 2006, Kofi Annan, alors Secrétaire Général de l’ONU, déclarait en comparant les Nations Unies et la Coupe du Monde de football que « le football est même plus universel, parce qu’il n’y a que 191 membres à l’ONU et 207 à la FIFA »[3]. Le football est l’archétype de la mondialisation, plus que la démocratie, l’économie de marché ou Internet. Si des icônes incontournables comme le Pape, le Dalaï Lama, Barack Obama ou les Beatles sont mondialement connues, on peut aussi légitimement se demander si des joueurs de football comme Messi ou Ronaldo ne le sont pas plus, en termes de notoriété et de popularité. Le journaliste Simon Kuper écrivait dans un article du Guardian « à part manger, boire et procréer, la seule chose que des millions de gens aient en commun c’est le football »[4].
Football et diplomatie
A l’origine de la création de la FIFA en 1904, les Anglais, pourtant les fondateurs du football moderne, n’ont pas voulu rejoindre l’association. Cela s’explique en raison de leur politique étrangère de « splendide rayonnement » en œuvre à l’époque. Cette doctrine diplomatique politique visait à se tenir à l’écart des affaires européennes. Dès l’origine, le football et la diplomatie sont donc étroitement mêlés.
Si l’on observe l’évolution historique de la création des Coupes d’Europe, on voit qu’elles coïncident avec l’évolution de de la construction européenne : création de la CEE en 1957 et de la Coupe d’Europe des clubs champions en 1955. Si le traité de Maastricht accélère la construction politique européenne, l’arrêt Bosman adopté la même année ouvre lui une nouvelle donne majeure pour le football : la libre circulation des joueurs au sein des frontières de l’Union européenne. En réalité, l’organisation du football européen se développe et s’affirme avec la construction politique, économique et sociale de l’Union européenne.
Comme l’explique Jean Lévy, ambassadeur du sport pour la France nommé par le Ministre des Affaires Etrangères Laurent Fabius, « le sport est la continuation de la diplomatie par d’autres moyens » c’est-à-dire qu’il apparait comme un moyen pour un Etat de défendre ses principes, ses valeurs et ses instruments. Le sport peut rapprocher les Etats : c’est la diplomatie sportive. A l’instar de la diplomatie du cricket (Inde/Pakistan) ou du ping-pong (Etats-Unis/Chine), il existe une diplomatie du football, réel reflet des rapports de force stratégiques. Si le football ne prétend pas être à lui seul un facteur de paix, il peut toutefois être utilisé comme un moyen d’y parvenir. Entre 2008 et 2009, l’Arménie et la Turquie ont disputé des matchs pendant la phase éliminatoire de qualification pour le Mondial 2010 de football. S’est opéré alors un rapprochement diplomatique qui a abouti quatre jours avant le match retour en octobre 2009 à la signature d’un accord historique entre les deux pays.
Le football donne donc une visibilité géostratégique à un Etat. C’est un véritable instrument de politique étrangère car il peut permettre ou augmenter la volonté de rayonnement d’un Etat. Après la troisième place de la Turquie au mondial 2002, le vice-premier ministre Deulet Bahceli a déclaré que cela « montrait que le pays va atteindre ses objectifs au cours du XXI siècle »[5]. Comme en Angleterre (Manchester City) ou en Espagne (Malaga), le rachat du club de football du Paris-Saint-Germain par un Prince Qatari rentre aussi dans une logique géopolitique : le sport est l’un des supports majeurs de la stratégie d’influence planétaire du Qatar, accentuée depuis le 2 décembre 2010 avec l’attribution par la FIFA de l’organisation de la Coupe du Monde 2022 au Qatar. Enfin, l’effort mis par les dirigeants politiques sur le développement du football ces dernières années en Chine, comme aux Etats-Unis il y a une trentaine d’années, montre qu’une grande puissance ne peut pas se passer du football.
Football et construction collective
Le football permet de construire, de fédérer et de prouver l’appartenance à une identité collective. La nation se rassemble à travers les grands évènements sportifs : la Coupe du Monde ou l’Euro étant des compétitions sportives majeures, le football a ainsi un véritable pouvoir de construction nationale. Il apparait aussi comme un foyer prépondérant de l’identité collective (par exemple l’équipe de France « black/blanc/beur » de 1998). En Afrique, où les pays regroupent des joueurs de différentes ethnies, le football est un des seuls moyens pour diffuser un sentiment national entre les différents peuples et de permettre l’unité d’un pays. Loin de n’être, comme certains détracteurs l’expriment, qu’ « un opium du peuple » (Jean-Marie Brohm ou Marc Perelman), le football permet au contraire des « phases de communion »[6].
Le football peut aussi jouer un rôle dans les processus d’accession à l’indépendance politique. Par exemple, l’équipe d’Algérie de 1958 à 1961 défendait les couleurs d’un pays qui n’existait pas encore. Aujourd’hui en Palestine, l’enjeu pour l’équipe nationale paraît plus politique que sportif. L’équipe palestinienne de football s’est qualifiée pour la seizième édition de la Coupe d’Asie des Nations qui se tiendra en janvier 2015 en Australie. Le football permet de rappeler au monde entier qu’il existe un Etat appelé Palestine[7].
Football comme caisse de résonnance
Grâce aux moyens de communication, le football permet d’informer et d’influencer les opinions publiques. Ainsi, lors du Mondial 1978 en Argentine, la publicité faite autour de cette compétition sportive a permis de montrer le caractère dictatorial et sanguinaire du régime du général Videla. C’est aussi ce qui s’est passé entre 2013 et 2014 au Brésil, les revendications sociales furent entendues grâce à l’effet médiatique de la Coupe des Confédérations puis de la Coupe du monde organisées dans le pays. Ce sport a ainsi servi de caisse de résonance à des revendications politiques et sociales, notamment dans les régimes autoritaires (par exemple les joueurs albanais du FC Pristina, province situé au Kosovo actuel, décident de sortir de la Ligue Yougoslave en 1991)[8].
A l’instar du cinéma ou de la musique, le football peut également attirer l’attention sur certaines causes et revendications (sociales et humanitaires). Michael Balack, ex grand joueur allemand et Ambassadeur contre le sida a déclaré: « le sida est l’affaire de chacun, le football est le sport le plus populaire du monde. Les gens nous connaissent, ils nous regardent et donc nous pouvons combattre le sida par l’exemple »[9].
Ainsi, le football s’est développé grâce à la mondialisation. Surtout, il apparaît comme étant le symbole même de la globalisation. Ce pouvoir lui confère alors une importance diplomatique en étant un véritable enjeu de soft power pour les Etats. Il permet en outre de mobiliser une ou des opinions publiques locales, nationales ou internationales autour d’enjeux, de causes ou de thèmes.
Comme tout empire dans l’histoire, on peut se demander si l’empire du football disparaîtra. Pour qu’un empire maintienne sa domination, il faut que celle-ci soit constamment acceptée voire souhaitée. Dans la mesure où le football s’est développé non par la conquête mais par l’adhésion, le partage et l’imitation, on peut penser que ses structures et sa pratique resteront pérennes. Les dirigeants politiques devraient peut-être voir dans le développement et le succès du football un exemple à suivre pour bâtir un monde pacifié et unifié[10].
[1] Pascal BONIFACE, Football et Mondialisation, Armand Colin, Paris, 2010, 224 pages.
[2] Alfred WAHL, La balle au pied, histoire du football, Découvertes, Gallimard, 1995, p.160.
[3] Internaitonal Herald Tribune, « At the United Nation, how we envy the worls cup », 10 juin 2006.
[4] Simon KUPER, « Playing for Peace », The Guardian, 28 janvier 2001.
[5] L’équipe, 2 juillet 2002
[6] Odon VALLET, « le football entre politique et religion », in Pascal BONIFACE et Didier BARIANI, Géopolitique du football, Editions Complexe, Paris, 1998, 146 pages.
[7] http://www.slate.fr/story/95663/palestine-selection-football
[8] http://www.slate.fr/story/34999/football-kosovo
[9] International Herald Tribune, « Poutine soccers might be an urgent cause », 19 mars 2008.
[10] Pascal BONIFACE, La Terre est ronde comme un ballon : géopolitique du football, Seuil, Paris, 2002, 201 pages.
2 thoughts on “Apolitique le sport ? Pour une géopolitique du football”