« Celui qui commande sur mer possède un grand pouvoir sur terre. »
Cardinal de Richelieu
En juillet 2018, le méthanier brise-glace Christophe de Margerie s’élance à travers les mers de glace. Parti du gisement gazier de Snohvit[1] au nord de la Norvège, il rejoint en 15 jours le port de Boreyeong en Corée du Sud par la « route du Nord- Est » longeant le littoral sibérien avant de rejoindre la côte est-asiatique. Il devient ainsi le premier méthanier à parcourir seul cet itinéraire sans l’aide d��un navire type brise-glace pour ouvrir le convoi. L’information vient relancer une nouvelle fois l’hypothèse d’une voie maritime commerciale offrant une alternative aux trajets classiques par les canaux sur l’isthme de Panama et par ceux de Suez- Bab el Madeb – Malacca. La route « Nord-Est » peut-elle réellement devenir l’une des voies maritimes régulières du commerce mondial ?
Les enjeux de la route Nord-est
En géopolitique, les formules d’hier sont souvent les clés de compréhension du monde d’aujourd’hui. Celle de Sir Walter Raleigh est assurément l’une d’elles. Au XVIème siècle, ce navigateur anglais écrivait : « Qui tient la mer tient le commerce du monde ; qui tient le commerce tient la richesse ; qui tient la richesse du monde tient le monde lui-même. »
Favorisés par les capacités technologiques permettant de construire des porte-conteneurs gigantesques de près de 500 000 tonnes, les flux maritimes mondiaux sont plus denses que jamais. Cette dynamique a favorisé une baisse drastique des coûts de transports, jusqu’alors déterminant dans les affaires, à tel point que le poids de ceux-ci dans le prix de vente des produits est devenu extrêmement faible. Il est utile de noter l’importance des voies maritimes par lesquelles transitent près de 90 % du commerce mondial de marchandises. Le commerce demeurant dépendant d’un souci de sécurité[2], la sécurisation des voies navigables et de leurs points de passage essentiels est devenue l’une des préoccupations importantes des puissances. Au cœur de ces espaces géopolitiques, quelques isthmes et détroits deviennent alors des lieux de passage stratégiques. « De ce Resserrement des possibles en découle une densité stratégique très particulière » note Olivier Zajec.[3]
Si le poids du coût de transport reste faible, le temps demeure une variable hautement déterminante dans un contexte des échanges où l’exportation en flux tendu est devenue la norme. Dans cette lutte du juste à temps, l’une des voies encore sous exploitée attire l’attention des industriels du monde entier : le Passage du Nord-Est.
La mondialisation dont certains pensaient qu’elle avait définitivement relayé la notion de distance au passé, trouve un écho réaliste en la personne des Etats, industriels et commerciaux transformant immédiatement selon l’adage, le gain de temps en gain d’argent.
Entre Londres (Royaume-Uni) et Yokohama (Japon) passer par le passage Nord-Est représente une distance moindre de 5500 km soit un quart de distance de trajet en moins par rapport à Suez et Malacca. Si l’on ajoute le temps perdu à la circulation aux détroits par les canaux commerciaux classique, la durée du voyage passe alors de 30 à 20 jours.
L’hypothèse de voir la route Nord-Est devenir une voie de trafic régulier comme alternative aux voies classiques ne laisse pas indifférents les pays en marge de cet espace, notamment le plus grand d’entre eux : la Russie.
« Courir au-delà des mers, c’est changer de climat, mais non changer de cœur. »
Horace
La Russie et les mers de glace : une longue histoire
« Tout potentat qui n’a que la puissance terrestre n’a qu’un bras. Mais qu’il y ajoute la puissance maritime, il a les deux. » Pierre Le Grand
La découverte du passage du Nord-Est est comme toute découverte, consubstantielle d’un désir de puissance avant même les considérations économiques ou écologiques. Dès le XVIème siècle, plusieurs explorateurs se lancent à la recherche d’un passage permettant de relier l’Asie par la mer. « Lorsque Semen Dejnev découvrit le détroit de Béring par le nord en 1648, la portée de son voyage ne fut pas mesurée et l’explorateur fut oublié. »[4]
Ce ne fut qu’en 1879 que le voyage que le baron finlandais Adolf Erik de nationalité suédoise aboutira un voyage jusqu’alors impossible passant de l’Atlantique au Pacifique en longeant les côtés de Sibérie et il faudra attendre 1935 pour que l’URSS ouvre définitivement le passage en y faisant transvaser sa flotte à destination de l’ennemi japonais. Sous l’impulsion d’Otto Schmidt, la navigation se fit plus dense et les ports arctiques furent construits. Bien que la voie Nord-Est ne soit pas le trajet le plus fréquenté (seulement 6.6 millions de tonnes en 1987), il le sera encore moins après la chute de l’Union soviétique (1.3 million de tonnes en 1999).
Par possibilisme, Hervé Couteau Bégarie refusait avec raison de considérer la Russie comme « l’archétype d’une puissance continentale » uniquement.[5] Sur ce point, Isabelle Facon rappelle en substance la familiarité historique des russes avec le domaine maritime, ceux-ci étant appelés à maitriser les fleuves et rivières qui traversent leur espace terrestre puis à la gestion portuaire et la navigation en haute mer, surtout développé au XVIIIème siècle sous l’impulsion de Pierre le Grand, dont la nouvelle capitale Saint-Pétersbourg sera le marqueur. [6]
Au XXème siècle, face à la puissance thalassocratique américaine, l’Union soviétique avait amorcé son investissement dans les affaires maritimes. Comme le rapporte Jean Sylvestre Mongrenier « la jeune Russie bolchévique n’avait pas d’emblée la volonté et les moyens de combattre « l’empire de la mer ». A la différence de Lénine, [Staline] était conscient de l’importance de la mer et entendait joindre la domination navale à la puissance terrestre. (…) Staline veut faire sauter les verrous géographiques qui empêchent l’URSS de déboucher en haute mer. »
Héritière des enjeux géostratégiques marins de l’URSS et des lacunes de la nouvelle Russie depuis 1991, la Russie de Vladimir Poutine n’échappera pas à cet enjeu déterminant. Jusqu’ici cantonnée à l’action en « eaux vertes » (zones littorales), « la nouvelle doctrine adoptée en juillet 2015, affirme les ambitions russes : développer une marine de haute mer, plus visible dans l’ « océan mondial », capable de s’opposer aux Etats-Unis et à l’Otan et de soutenir la politique d’influence et la diplomatie de la Russie. »[7]
Dans une logique de puissance, la nouvelle Russie ne semble pas avoir le choix de maintenir un intérêt certain pour le développement de sa flotte. Caractérisée par un sentiment obsidional (sentiment d’être endigué ou enfermé), l’Etat russe constate les conséquences défavorables du jeu des puissances (surtout américaine) de lui fermer l’accès vers les mers du Sud. C’est en outre la raison pour laquelle toute voie alternative permettant d’augmenter son ouverture sur le monde n’est pas une option, mais un intérêt majeur de puissance.
A la confluence de ces éléments historiques et géopolitiques, le développement d’un itinéraire efficace par les routes de glace pour atteindre l’Asie apparait comme une véritable opportunité. Si le projet est viable, le contrôle de ce couloir maritime viendrait de fait servir la puissance de l’Etat qui l’administrera. A ce poste, un seul candidat : la Fédération de Russie.
« En Marine, rien ne s’improvise, pas plus les bâtiments que les hommes.
Pour avoir une Marine, il faut la vouloir beaucoup, et surtout la vouloir longtemps. »
Prince de Joinville
Russie : Les enjeux contemporains de la route du Nord- Est
« Le pessimiste se plaint du vent, l’optimiste espère qu’il va changer, le réaliste ajuste ses voiles. » William Arthur Ward
« Le bastion stratégique nord »
Le concept de « bastion stratégique nord » est forgé, puis adopté en 1998 par le Conseil de sécurité de la Fédération. Il recouvre le complexe militaire de la péninsule de Kola, avec le port de Mourmansk, les littoraux de l’océan Glacial Arctique et les infrastructures militaires russes en Baltique (bases de Baltiisk et de Kronstadt). Point de départ occidental de la route Nord-Est, cet espace concernant à la fois la mer Baltique jusqu’à la mer de Barents intègre dans son analyse les positions des pays scandinaves.
Pendant la guerre froide, les activités des soviétiques au Nord de l’Europe préoccupaient les américains jusqu’à celles des navires présents au port de Mourmansk débouchant sur la mer de Barents. La zone d’intensité s’étendait d’ailleurs à la barrière stratégique tenue par le Groenland, l’Islande et le Royaume-Uni formant le « GIUK Cap » dont le containment incitait toute velléité maritime en partance de Leningrad (Saint-Pétersbourg).
Face à cette stratégie d’endiguement, la Russie hérite malgré elle des enjeux géopolitiques du temps de l’URSS et n’a d’autres choix que de lutter puissamment. Tenue par la menace des positions avancées de l’OTAN, la Fédération a d’ailleurs adapté sa doctrine maritime en 2015 en vue de renforcer sa présence jusqu’en mer de Norvège. La compétition des puissances américaines et russes se prolonge même par la comparaison des itinéraires dans l’espace Arctique.
La compétition route Nord-est / route Nord-ouest
Portés par les analyses de l’amiral Alfred T.Mahan et d’ Halford John Mackinder, les Etats-Unis continuent de considérer comme une menace les volontés russes, d’une part d’accéder aux mers chaudes (mers Noire et Caspienne) et d’autre part de s’approprier la zone du Grand Nord, riche en ressources. Ainsi mènent-ils la lutte en Arctique souhaitant éviter à tout prix l’omnipotence russe dans cet espace.
Frédéric Lasserre note que dans la course aux routes du Nord, les russes disposent pour l’instant des meilleurs dispositions tant au déploiement de bases maritimes le long de leurs routes respectives que dans leur savoir-faire en matière de brise-glace.
Dans ce duel à distance avec la Russie, les Etats-Unis doivent également faire face aux volontés souveraines du Canada faisant valoir par le droit sa primauté sur la zone du Nord-Ouest tandis que les navires américains se rendent sur zone en indiquant leur présence aux autorités canadiennes sans pour autant leur demander autorisation.
La « route du Nord » vue de Russie :
Matrice SWOT | |
Forces | Faiblesses |
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Opportunités | Menaces |
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« Pas de tactique sans logistique. Si la logistique dit non, c’est qu’elle a raison. Il faut changer le plan d’opérations parce qu’il est mauvais. »
Eisenhower
Conclusion :
Si la route Nord-Est était un si grand fantasme comme le titrait le journal Le Monde en 2015[11], comment comprendre les investissements et prospections réalisés par les entreprises notamment dans la construction et l’administration des brise-glaces en Norvège, Finlande, Corée du Sud, Russie et Chine.
Malgré le volontarisme de ces acteurs, l’espoir d’une circulation d’importance sous administration russe est malgré tout loin d’être comblé. Cependant que des pays comme le Japon ou la Norvège ont entamé des projets d’étude[12] « pour développer le trafic commercial dans par la voie du Nord-Est, le projet ne s’est pas avéré si intéressant » en raison tant des coûts associés aux péages que le gouvernement russe entendait prélever que des coûts liés à la navigation dans une région arctique encore largement englacée.[13]
Pour l’instant la route du Nord-Est demeure une voie permettant l’acheminement des ressources gazières. Comme le note Pascal Marchand « le trafic y reste donc limité : 18 navires pendant l’été 2011, 46 pendant l’été 2012, bien loin du trafic enregistré à Suez (20 000 passages par an). »[14]
L’itinéraire ne peut donc pas être considéré comme une voie de transit à haute fréquence tels que le sont les trajets par Panama et Suez-Malacca. A chaque été pourtant, la réduction naturelle de la banquise continuera d’alimenter la discussion quant aux espoirs d’une voie régulière.
Sur cette voie des glaces les enjeux de puissances sont déjà conviés mais l’histoire de la route maritime Nord-Est ne fait que commencer.
« La mer, illustration de cette quête errante de l’esprit moderne, aimanté toujours par l’attrait même de son insoumission. »
Saint John Perse, poète et diplomate français
Auteur : Clément DOMEIZEL
- Coordonnées : 71° 36′ nord, 21° 00′ est ↑
- L’économique demeurant dépendante du politique ↑
- Olivier Zajec, Introduction à la géopolitique, Editions du Rocher, 3ème réédition mise à jour, 2016, p 126. ↑
- Passages et mers arctiques – Géopolitique d’une région en mutation, sous la direction de Frédéric Lasserre, Presses de l’Université du Québec, 2010, page 450. Source première: Dunlap, W.(1996). « Transit passages in the Russian Arctic straits », maritime Briefing, volume1, n°7, p 4. ↑
- Hervé Couteau- Bégarie, « La Russie et la mer. Sur un « déterminisme » géopolitique », Hérodote, n°47, 4ème trimestre 1987, p 85-93 ↑
- Isabelle Facon, Russie – Les chemins de la puissance, Edition Artège, 2010, p 31 ↑
- Jean-Sylvestre Mongrenier, Hérodote, Revue de géographie et de géopolitique n°163, 4ème trimestre 2016, Editions La Découverte, p 78 ↑
- Dans les années les plus froides, la glace reprend ses droits dès le mois de septembre, stoppant le passage de la mer de Kara au détroit de Béring ↑
- Ils sont indétectables aux radars et nécessitent une détection par l’œil humain pour être évités ↑
- Pascal Marchand, Géopolitique de la Russie, Une nouvelle puissance en Eurasie, Presses Universitaires de France, 2014, p147 ↑
- http://www.lemonde.fr/economie/article/2015/11/30/le-fantasme-de-la-route-maritime-du-nord_4820476_3234.html ↑
- Voir l’étude : International Northern Sea Route Program, INSROP, 1993-1999 ↑
- Frédéric Lasserre, Passages et mers arctiques- Géopolitique d’une région en mutation, page 456. Source première: Ragner, C.L (2000). The 21st Century Turning Point for the Northern Sea Route ? Dordrecht, Kluwer Academic Publishers. ↑
- Pascal Marchand, Géopolitique de la Russie, Une nouvelle puissance en Eurasie, Presses Universitaires de France, 2014, p147 ↑
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