Le XIXème siècle, en Amérique latine, est marqué par des mouvements de décolonisation. Le 2 décembre 1823, le président James Monroe énonce sa doctrine. Celle-ci déclare qu’aucun État américain ne doit être considéré comme objet de colonisation par aucune des puissances européennes. Toute intervention de l’Europe sur le continent Américain sera considérée comme une attaque contre les États-Unis d’Amérique (EUA). Les puissances européennes sont ainsi chassées de l’Amérique.
Mais l’aide étasunienne n’est pas sans intérêt. La géographie de l’Amérique latine intéresse Washington. Le processus d’intervention des EUA est lancé. La doctrine Monroe est utilisée pour le justifier, notamment dans le contexte de la Guerre froide. Cette partie de l’histoire du continent américain n’est pas sans rappeler l’actuelle stratégie de la politique étrangère étasunienne. La politique nord-américaine au sud du continent fait partie des objectifs stratégiques impériaux exprimés dès l’annonce de la doctrine Monroe. Cette lecture impérialiste de la doctrine Monroe est particulièrement intéressante. La grille de lecture de ce cas, bien que datée, reste pertinente dans l’analyse de la politique extérieure actuelle des EUA hors de leur continent.
Intérêts géographiques du territoire sud-américain et développement du sous-impérialisme
Les ressources naturelles dont dispose l’Amérique latine et sa géographie ont beaucoup pesé sur l’objectif de rupture avec l’isolationnisme des EUA. En effet, la question qui préoccupe les EUA est celle de leur périmètre de sécurité. Celui-ci passe d’abord par le territoire, ensuite par la politique et l’économie.
La suppression totale de la présence européenne en Amérique latine avait pour objectif de faire du continent Américain la chasse gardée des EUA. La seconde Guerre mondiale, a soulevé une autre préoccupation : l’avènement du nazisme sur le continent américain par le biais des colonies sud-américaines. En exemple, l’occupation des Pays-Bas et de la France par l’Allemagne nazie aurait pu entraîner la revendication de territoires comme la Guyane Hollandaise ou les Antilles françaises.
Par ailleurs, la géographie du continent américain complique les échanges avec le reste du monde. Du fait de la barrière des océans, les importations et les exportations voient leurs délais d’acheminement se prolonger. En outre, le contexte économique, au sortir de la seconde Guerre mondiale, a incité les EUA à maintenir leurs cycles de production et de fait leur sécurité économique. Les EUA ont eu très vite besoin d’une main-d’œuvre supplémentaire et bon-marché. La solution se trouve alors juste au Sud. L’Amérique latine est une terre d’exploitation tant en ressources naturelles, qu’en main-d’œuvre. Elle est également susceptible de devenir un marché profitable pour les EUA.
Outre l’intérêt économique de ce territoire, dans le contexte de la Guerre Froide, la préoccupation est au renforcement du périmètre de sécurité des EUA. La proximité (terrestre) avec l’Amérique latine pose la question du risque d’invasion par l’ennemi. Si l’ennemi devait prendre place en Amérique latine, c’est une guerre terrestre qui risquerait de s’entamer. Bien que les EUA, au sortir de la seconde Guerre Mondiale, soient une puissance militaire incontestable avec une flotte de guerre et une aviation sans égale, tous les moyens ne sont pas déployés pour l’armée de Terre. Sans armée de Terre puissante, Washington redoute une offensive terrestre. La menace soviétique sur le continent américain risquerait de remettre en cause le prestige des EUA dans la région ainsi que de fragiliser le périmètre de sécurité des EUA. Commence ainsi un néocolonialisme s’installant à travers le déploiement d’un sous-impérialisme.
Certains pays exercent, de par leur poids géopolitique, une hégémonie régionale pour le compte de la puissance nord-américaine. L’exemple type de cette posture géopolitique est fourni par la Brésil. En effet, le positionnement géopolitique dominant de cette puissance en Amérique du Sud fonctionne comme un relais à l’hégémonie nord-américaine exercée sur le sous-continent latino-américain. Il faut lire l’agrément du Brésil comme une stratégie propre qui vise à s’installer comme puissance régionale. Les liens économiques, politiques et militaires qui lient notamment ces deux pays depuis 1940, ont permis à Washington de mettre sous tutelle l’Amérique du Sud. Ainsi, durant la Guerre froide, les EUA ont cherché à faire du territoire latino-américain, un glacis sous influence impérialiste étasunienne
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Développement des alliances et consolidation des États-Unis sur le continent américain.
Les EUA ont poursuivis vis-à-vis de l’Amérique latine un double mouvement. Ils ont à la fois protégé et dominé le sous-continent. Ce double mouvement s’est illustré par le développement des alliances panaméricaines, toujours dans la continuation de la doctrine Monroe. Celle-ci, conçue à l’origine pour empêcher l’intervention des puissances européennes, sera utilisée pour justifier l’intervention américaine en Amérique latine.
La volonté de Washington d’intégrer l’Amérique latine à sa zone d’influence traduit bien la permanence du rôle hégémonique des EUA dans l’hémisphère.
Ainsi, la fin de la seconde Guerre mondiale et le début de la Guerre froide sont marqués par l’objectif de garantir le sous-continent dans le camp occidental. Avec la constitution des deux « blocs », Washington décide de s’assurer l’appui de l’Amérique latine pour éviter l’expansion du communisme sur le continent américain.
L’objectif de garder la main mise sur l’Amérique latine se manifeste dès 1933 avec le développement de la diplomatie. La Good neighbor policy sera adoptée officiellement comme politique extérieure par Roosevelt en 1933. Elle encourage les relations amicales et la défense mutuelle dans l’hémisphère occidental, après des années d’interventionnisme militaire américain. Toutefois, les réelles motivations de Roosevelt sont la lutte contre la montée en puissance des régimes fascistes en Europe, et le sentiment anti-américain en Amérique latine. Ainsi, peut-on remarquer un avant et un après Roosevelt dans les relations inter-américaines. Pour les EUA, toute perception d’une menace de l’intérêt national américain sera sanctionnée par des mesures agressives.
Le renforcement des alliances se fait dès 1947 lors de la conférence inter-américaine « pour le maintien de la paix et de la sécurité collective » qui aboutira à la signature du pacte de Rio en 1947 par l’ensemble des pays américains (à l’exception du Canada, de l’Équateur et du Nicaragua). Ce pacte assure aux pays signataires une assistance réciproque en cas de danger, de « péril pour la paix de l’Amérique ». Conclu au début de la Guerre froide contre le bloc soviétique, il devient la clé de voûte de l’influence des EUA sur l’Amérique latine. Il facilite la domination étasunienne sur leur continent notamment en temps de Guerre froide. En effet, dans la hiérarchie de puissance entre les États signataires de ces traités dont les EUA, ces derniers dominent incontestablement le classement. La Charte de l’Organisation des États américains (fondée en 1948 sur le modèle de l’Organisation des Nations Unies et défendant aussi les droits de l’homme et les libertés fondamentales) précise, en 1954, que le « péril » peut être le communisme. L’ennemi des EUA sera l’ennemi de l’Amérique toute entière, et les intérêts de l’Amérique Latine sont les intérêts des EUA. En réalité, ce n’est pas la constitution d’un bloc occidental qui est recherchée par les EUA en Amérique Latine. Si en Europe l’interventionnisme étasunien apparait plus dans une optique de consolidation du bloc occidental, avec l’Amérique Latine c’est un bloc américain qui est recherché.
Contrôle politique : interventions dans la politique intérieur des États de l’Amérique latine.
Afin de garantir leurs intérêts, les EUA poursuivent leur intervention jusqu’au domaine de la politique intérieure des États d’Amérique latine. C’est une sortie de la politique dite de la canonnière vers d’autres formes de contrôle, notamment politique. La logique de domination des EUA en Amérique Latine s’est faite en partie par un support étasunien aux dictatures pro-américaines (comme Somoza au Nicaragua, Trujillo dans la République Dominicaine, Batiste à Cuba). Ce soutient facilite l’implantation de la politique impériale : influence économique et culturelle (plan de développement mené par Rockfeller) mais surtout militaire.
En 1947, le Traité inter-américain d’assistance réciproque place toutes les armées du sous-continent sous la tutelle de Washington. En 1948, l’Organisation des États Américains (OEA) est un instrument d’action des EUA contre le communisme. L’OEA organise un programme d’assistance militaire et renforce le rôle de la CIA dans l’entraînement et l’encadrement des armées sud-américaines. L’ouverture des écoles militaires en Amérique latine et l’envoi des conseillers militaires au Sud jouent un rôle important pour l’impérialisme étasunien pendant la Guerre froide. En effet, la formation des officiers des différentes armées latino-américaines, fera de ces dernières de véritables armées d’occupation dans leur propre territoire. Ils illustrent ainsi les mécanismes de domination impériaux pendant l’époque de la guerre froide.
Dans la logique de la lutte contre la menace communiste, les EUA effectuent une « chasse aux sorcières » sur la scène politique de l’Amérique latine, notamment via la suppression des gouvernements pro-communistes (ceux proposant des réformes sociales et agraires). Les gouvernements jugés dangereux sont ainsi renversés par l’intermédiaire de la CIA et les « armées d’occupation ».
Des dictatures militaires sont mises en place avec la collaboration des élites locales. Les régimes populistes basant leur politique sur les nationalisations et la redistribution des richesses, sont renversés par des élites d’Amérique latine conservatrices, soutenues par les EUA. Cette politique s’amplifiera après la Révolution cubaine. Cependant l’inquiétude augmenta lorsque Salvador Allende a remporta les élections au Chiliennes en 1970. La peur que ne s’étende « le mauvais exemple cubain» a poussa alors les EUA à soutenir le coup d’État sanguinaire de Pinochet.
Dans les années 1950, les dictatures se multiplient en Amérique latine. Ces régimes autoritaires y empêchent la propagation du communisme. Ils s’appuient généralement sur les élites qui dominent ces sociétés très inégalitaires. Les EUA soutiennent les régimes dictatoriaux tant qu’ils garantissent les nombreux intérêts économiques américains (par exemple de grandes firmes agroalimentaires comme l’United fruit).
Ce contrôle politique sert à la fois à lutter contre le communisme et à mettre en place un climat propice aux investissements nord-américains. En 1950, Georges Kennan dira « its better to have a strong regime in power than a liberal government if it is indulgent and relaxed and penetrated by Communists ».
Influence économique : développement du capitalisme et domination étasunienne.
L’influence économique du capitalisme en Amérique latine a débuté elle aussi bien avant la Guerre froide. En chassant les puissances européennes de l’Amérique du sud, les EUA ont pris possession des avantages économiques de ces puissances. Depuis les mouvements d’indépendance vis-à-vis des colonies européennes, mais aussi depuis la fin de la première Guerre mondiale, les EUA ont profité de l’affaiblissement des puissances européennes pour prendre en mains les investissements de la région. Il y a eu un transfert des dettes envers les puissances européennes aux EUA et un contrôle direct sur les finances (par exemple ceux d’Haïti, de la République Dominicaine et du Guatemala).
En avril 1945 Roosevelt décède, s’ensuit alors, une nouvelle ère dans les relations internationales étasunienne. La politique étrangère « idéaliste » de Roosevelt sera remplacée par la politique réaliste de Truman qui défendra avec acharnement leur sécurité en prévenant les gains du communisme.
En 1961, J-F Kennedy annonce la création d’une « Alliance pour le progrès », une sorte de plan Marshall pour l’Amérique latine. Kennedy essaie une politique de prestige par une aide militaire et financière massive. Selon lui, le meilleur moyen d’obtenir la stabilité et d’éviter le communisme en Amérique latine était de favoriser la démocratie, la croissance économique et le changement social, toujours dans la logique d’un anticommunisme. Mais le contexte de Guerre froide et la volonté de ne pas laisser l’URSS ,ou ses avant-postes comme Cuba, exploiter des situations difficiles, expliquent le choix de Washington de laisser de côté le soutien aux démocraties pour garantir l’unité dans la lutte anticommuniste. Le soutien aux dictatures permettait d’assurer aux EUA le développement stratégique de leurs intérêts économiques. C’est pourquoi les EUA ont cherché à mettre en place des dictatures capitalistes.
L’Amérique latine apparaît ainsi comme une zone d’intérêt vitale pour les EUA. Les tenants du concept de pax americana, dans une logique hégémonique, tentent également selon certains auteurs, de profiter d’une expansion économique et géographique, pour ouvrir des marchés et accéder aux matières premières.
La politique économique de l’Amérique latine a été modelée de telle sorte qu’elle laisse libre cours au libéralisme. Les concepts descriptifs de cette situation se résument par la dégradation des termes d’échanges économiques, la dépendance de l’économie sud-américaine à celle du Nord, et le sous-développement qui aura été engendré.
En 1989, le bloc soviétique disparaît, pourtant la politique étrangère des EUA ne change pas. À travers le FMI, ils imposeront le fameux « Consensus de Washington ». L’essor du capitalisme dans la région sud-américaine a donc permis l’établissement de l’impérialisme étasunien, durant la période de Guerre froide. Les effets dévastateurs de cet interventionnisme – pauvreté et inégalités – a mis sous tutelle l’Amérique latine. Cependant, l’impérialisme étasunien a atteint son paroxysme. En effet, paradoxalement, il a contribué à une prise de conscience de la part des peuples latino-américains. Le résultat sera un sentiment anti-américain virulent en Amérique latine.
Le « sauvetage » de l’Amérique latine contre le colonialisme européen et la menace communiste a vite « dérapé » en un impérialisme. La politique néocoloniale adoptée par les EUA pendant la Guerre froide, a laissé sa trace dans les processus économiques, sociaux, politiques et culturels de l’Amérique latine.
Loin d’être isolationniste, cette doctrine – en s’assurant d’un périmètre de sécurité sur l’île continent – a permis aux EUA de mettre le cap sur des ambitions hégémoniques mondiale. Si la doctrine Monroe semble avoir atteint ses objectifs en servant les intérêts étasuniens à moyen terme, elle a fini par diviser le continent à plus long terme. Les logiques géopolitiques et stratégiques employées en Amérique latine peuvent servir de grille de lecture à l’analyse de la politique extérieure des EUA.
Par ailleurs, le processus interventionniste des EUA pour « libérer » l’Amérique latine jette les bases de la question de transition. Comment ne pas sacrifier l’indépendance acquise au profit du « sauveur » ? Comment consolider les forces révolutionnaires de telle sorte à ce qu’elles pèsent sur la déconnexion et qu’elles résistent aux tentatives de reconnexion ?
Abira Hadhek
Février 2016
Sources :
CADET Jean-Gérald, «Les États-Unis et l’Amérique latine. De Monroe à l’initiative pour les Amériques, ou de l’hégémonie totale à la volonté de partenariat », Continentalisation, Janvier 2000, 53 pages.
DABENE Olivier, «L’Amérique Latine est la chasse gardée des États-Unis », in L’Amérique Latine : les idées reçues, Le cavalier bleu, 2009, 128pages.
MASSARDO Jaime, « Les rapports entre les Etats-Unis et l’Amérique Latine pendant la Guerre Froide » in Matériaux pour l’histoire de notre temps, 1999, n°54, pp.3-8.
PINCINCES Jacques, « Les concepts de le Guerre Froide, 1947-1990 principes, lignes de forces et ruptures (1re Partie) », Trace, Vol. 42, n°4, Novembre-Décembre 2004, 37 pages.
QUEUILLE Pierre, Amérique latine. La doctrine Monroe et le panaméricanisme, Bibliothèque Historique, Payot, 1969, 265 pages.
TEBIB Roger, « Les Etat-Unis et l’Amérique Latine : Les avatars de la doctrine Monroe », Géostratégique, n°11, 2006, pp. 19-25.
THUAL François, Contrôler et contrer. Stratégies géopolitiques, Ellipses Édition, 2000, 192 pages.
Je voulais vous féliciter pour la qualité de votre article.
Je ne suis pas un spécialiste, aussi mon avis n’a certainement que peu de valeur.
Néanmoins, quelque peu inquiet par le cours que prennent les choses au niveau géopolitique mondial, j’ai tenté de comparer avec ce qu’il s’était déroulé dans le siècle passé. C’est de cette manière que le simple citoyen que je suis, est tombé par hasard sur votre article. Ma conclusion est évidemment simpliste, mais l’histoire se répète..
Bref, votre analyse est intelligente, bien construite, et surtout (et c’est peut-être là où mon jugement aura une quelconque valeur) bien écrite : ce qui est primordial pour transmettre, être compris, et échanger.