Le blanchiment d’argent, ou comment insérer de l’argent du crime dans la légalité ?

          En 2011, le chiffre d’affaire estimé des organisations criminelles était de 3 000 milliards de dollars US. La création de richesse issue de ces activités ne disparaît pas par la suite en s’évaporant tout bonnement. Celle-ci est réemployée de trois façons : par une « consommation » directe liée à l’activité criminelle directe (rémunération des intermédiaires, frais de « fonctionnement »), par la réinjection et le refinancement dans de nouvelles activités criminelles (par exemple les gains issus d’un trafic de drogue sont réinvestis dans un autre trafic), et enfin, ce qui constitue la plus grande majorité des fonds, par l’insertion dans l’économie légale, ce qu’on appelle communément le blanchiment d’argent. Si l’on se réfère à un rapport de l’ONU de 2009, le blanchiment d’argent représenterait plus de 1 600 milliards de dollars soit environ 2,7% du PIB mondial. Avec la mondialisation, le blanchiment est devenu une affaire internationale, de ce fait l’argent sale provenant d’Asie peut très bien blanchir leur argent aux Etats Unis, puis investir en Europe, à la manière de n’importe quel investissement ordinaire.

          Comment cet argent arrive-t-il à échapper à la légalité ? Quels sont les véritables constantes de cette activité ? Cet article vous propose un petit aperçu rapide du blanchiment à travers le monde.

Quels blanchiments ?

Les moyens du blanchiment …

          Le blanchiment d’argent prend plusieurs formes très diverses. Les plus importantes et « officielles » sont le jeu[1], les activités d’hôtellerie, l’art, le

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domaine de la construction type BTP et enfin les déchets[2]. Ces deux derniers peuvent même être liés simultanément, sous la forme d’un enfouissement de déchet dans le béton. Les organisations criminelles ont ainsi pris le pouvoir dans le domaine de la construction en s’attachant le contrôle de différents syndicats (principalement aux Etats-Unis et même au Québec).  Le blanchiment d’argent peut également devenir plus blanc que blanc en s’opérant envers des œuvres religieuses. Outre les dons permettant une déduction fiscale, nous pouvons prendre l’exemple de la Banque du Vatican[3] pour illustrer ces propos. Certaines de ses actions furent dirigées par des personnages ayant des liens très étroits avec le milieu mafieux au cours des années 1960 et 1970. Mais avec le temps, le blanchiment d’argent s’est davantage tourné vers la finance internationale, avec ce que l’on appelle désormais la « mafia en col blanc».

… dont on peut voir les financements

          Parmi les zones les plus visibles où ces opérations de blanchiments sont effectuées, on retrouve Miami (la fiction Scarface de Brian de Palma peut donner une idée de l’ampleur du blanchiment issu des activités mafieuses américano-cubaines), Las Vegas (dont la construction et la croissance fut permise par le laxisme des autorités quant à la provenance des capitaux investit), la Riviera française, le Mexique (les stations balnéaires notamment), la façade monténégrine (Nombre des pays balkaniques sont reconnus comme Narco-Etats), la côte méditerranéenne espagnole[4]. Le littoral Roumain et Bulgare de la Mer Noire est également une place croissante du blanchiment d’argent avec l’émergence de station balnéaire à l’image de Varna en Bulgarie[5]. L’Allemagne devient même une terre de prédilection pour les investissements de la mafia italienne (principalement dans les Länder de l’ex RDA) compte tenu de l’absence de véritable politique anti-blanchiment[6].

Entreprises criminelles ou criminalisées

          Le blanchiment de masse passe bien évidemment par une intermédiation avec des organismes capables de les affecter et de les dissimuler.

Complicité des banques

          Les banques, par leur habitude et facilité à gérer de grosses sommes d’argent, apparaissent comme les partenaires idéales au blanchiment. Encore faut-il qu’elles acceptent de se corrompre. Des illustrations permettent néanmoins de prouver leur implication avérée, même si d’autres doivent également jouer le jeu puisque le volume des blanchiments ne faiblit pas.

          Parmi ces banques, des antécédents avérés ont démontré ce lien. On peut tout d’abord parler des banques de Floride, très proche du Mexique, des Caraïbes, et surtout de l’argent de la drogue émanant du trafic sur le territoire américain (lien avec la Corporacion, le milieu americano-cubain), ainsi que les banques des caraïbes (la Banco Internacional a toujours été soupçonné de blanchiment tandis que cela fut effectif pour la BCCI (Cf. Infra)). Un rapport du General Accounting Office (GAO) a mis en cause en 2000 la Citibank, une grande banque new-yorkaise, en établissant que celle-ci avait « effectivement déguisé l’origine et la destination » d’environ 100 milliards de dollars transférés en Suisse[7]. La Wachovia, une autre banque américaine, aurait blanchi environ 378 milliards d’US dollars entre 2004 et 2007 en faveur de cartels Mexicains[8]. La BCCI, a également été au cœur du blanchiment d’argent, au profit du célèbre cartel de Medellin et du général Noriega au Panama[9]. Une de ses filiales de Floride a par ailleurs été impliquée dans le trafic de cocaïne. Anatoly Kulikov, un ancien ministre du président Boris Eltsine, a déclaré que “60% des banques en activité en 1995 [en Russie] sont contrôlées par des mafieux”, on ne voit donc pas pourquoi cela aurait beaucoup changé .Enfin, on pourrait aborder le cas d’une des cinq banques les plus grandes du monde, HSBC, qui a été mise en cause dans une affaire de défaut à « repérer l’argent sale » entre 2006 et 2009.

Les intermédiaires à la limite de la légalité

          Tout ce blanchiment est permis par les banques on l’a vu mais c’est aussi grâce à d’autres intermédiaires. On peut tout d’abord prendre en considération toute les professions à la limite de la légalité telle que les conseillers fiscaux, les avocats, les courtiers … On peut citer la chambre de compensation Clearstream, qui comme les autres chambres de compensation, s’occupe de la mise sur le marché d’Eurobonds et de gestion de titres et parts de fonds d’investissement. Ses clients sont uniquement des banques ou des institutions financières. Ceux-ci peuvent demander à ce que leurs comptes ne soient pas publiés, et ainsi proposer une opacité certaine à leur client, et donc peut faciliter le blanchiment d’un client à un autre (voire le même par le biais de filiale). Il convient de prendre en compte le coût de rémunération des intermédiaires (de l’ordre de 10 à 15%) et le coût de transaction (qui correspond à la prime de risque et les coûts de mise en œuvre de l’opération). Evidemment, plus la combinaison est sophistiquée plus le coût est élevé. Enfin, un autre intermédiaire joue un rôle primordial dans le blanchiment d’argent : les sociétés écrans, dont l’existence n’existe pratiquement que pour le blanchiment et l’évasion fiscale.

Le monde comme « machine à laver »

Le rôle des Paradis fiscaux

          L’implication des paradis fiscaux n’est pas anodine dans les activités de

blanchiments d’argents. Bénéficiant du secret bancaire et financier, ces places offrent indéniablement une solution « sécurisée » à la plupart des opérations visant paradis fiscaux

à dissimuler des capitaux aux yeux du Monde. Il faut savoir que 50% de toutes les transactions internationales transitent par ces paradis fiscaux et bancaires. Ceux-ci comptent deux millions de sociétés écrans ou filiales d’entreprises et regroupent pas moins de 4 000 banques, pour une gestion d’environ 7 000 milliards d’actifs.

Les organisations criminelles ont ainsi rapidement compris l’intérêt de ces places et appris à les utiliser pour blanchir les fonds de provenance douteuse.

          Néanmoins l’une des plus grande place de blanchiment s’avère être un lieu auquel on ne penserait pas spontanément : la City de Londres. Ville dans la ville, la City est la première place financière du monde en volume. Ce volume des échanges, qui plus est extrêmement volatile, permet la dissimulation des opérations de blanchiment.

Des opérations à l’échelle internationale

          La mondialisation des échanges et l’interconnexion des marchés et des acteurs a conduit les organisations criminelles à en jouer. A l’heure actuelle, les grandes opérations ne sont pas toutes connues mais certaines ont été percées à jour. Parmi les opérations d’envergure, je détaillerai le scandale de l’Institut des Œuvres Religieuses dont j’ai déjà parlé. Ainsi, près d’un milliard de dollars aurait été blanchi entre 1960 et 1974[10], sans compter les participations dans d’autres sociétés et banques[11] ; créant ainsi de nombreuses sociétés écrans, principalement installées dans des paradis fiscaux, par lesquels transitaient les fonds issus des trafics de cigarettes et de drogues notamment. On peut également citer l’Opération Araignée (« la Tela di ragno »). Il s’agit d’un vaste plan de blanchiment démantelé en 2002 qui impliquait des capitaux venant d’activités criminelles russes, qui circulaient par l’Italie, la Suisse, la France, les Etats-Unis et plusieurs places off-shore. Le blanchiment concernait la très respectée Bank of New-York. Cette dernière aurait par ailleurs blanchi à elle seule près de 7 milliards de dollars de capitaux russes. Des nombreuses sociétés écrans ont été créées et utilisées dont des enseignes de bijouteries, magasins de luxes et de ventes d’automobiles de luxe. La pyramide de Ponzi permet également le blanchiment à l’échelle mondiale. Il consiste en une boucle financière véreuse par laquelle les investissements des clients sont rémunérés grâce aux seuls apports des nouveaux investisseurs. L’exemple le plus significatif est celui de « l’affaire Madoff», qui concernait plus de 17 milliards de dollars. Enfin, la plus grosse opération de blanchiment réside dans l’investissement de nombreux complexes sur l’île de Cuba avant la révolution castriste. Grâce au consentement du dictateur Batista, Cuba est devenue la capitale Latino-américaine du jeu et de la prostitution[12], sous la main mise de la mafia.

La lutte contre le blanchiment

Travail d’interception …

          Aujourd’hui, la plupart des pays ont leurs propres dispositifs et institutions anti blanchiment, dont la France, Monaco, les Etats-Unis, la Suisse et l’Italie pour ne faire qu’une liste exhaustive. Au niveau supra national, il y a également des institutions qui organisent des réunions pour faire un bilan et installer de nouveaux mécanismes de lutte afin d’être le plus efficace possible. Le G7 a par exemple créé le GAFI (Groupe d’Action Financière), l’Union Européenne a ses organismes (Autorité de Contrôle Prudentiel, Anti Money Laundering Commitee). Outre de nouvelles règles bancaires et fiscales censées éviter justement les manœuvres de « recyclage », les banques, entreprises et autres institutions se sont dotées de logiciels anti blanchiment « AML » (Anti Money Laundering). Il existe également le dispositif de Lutte Contre le Blanchiment et Financement du Terrorisme (LCB‐FT).

… dont les résultats s’avèrent mitigés

          Malgré les moyens mis en œuvre, on estime aujourd’hui que seul 0,2% des flux financiers mafieux sont saisis et gelés. On se retrouve entre la difficulté d’action car les flux de blanchiments sont à l’image du proverbe « aiguille dans une botte de foin » et la corruption ou participation des Etats au blanchiment (Paradis fiscaux). Selon la cour des comptes des Etats-Unis, le gouvernement « capture » 25 cents de 100$ rapatriés par les cartels mexicains. Et pour avoir un ordre d’idée, les cartels mexicains dégagent 30 milliards de dollars par an grâce au trafic sur le territoire américain. De même, les autorités italiennes réalisent environ 729 millions d’euros de saisies par an alors que le chiffre d’affaire des quatre plus grosses mafias de la péninsule serait situé entre 130 et 180 milliards.

La lutte contre le blanchiment n’est pas l’objectif principal

          La lutte contre le crime organisé, déjà à la base, ne représente pas le monopole de la lutte contre l’illégalité. En effet, le terrorisme, car plus visible, retient d’avantage l’attention de l’opinion publique et des gouvernements alors que son implication n’est en fait que relativement marginal aux activités criminelles gérées par la mafia.

          Ce désintéressement, relatif vis-à-vis du volume d’action, des moyens mis en œuvre peut s’expliquer, outre la focalisation des actions spectaculaires, néanmoins ponctuelles, sur le terrorisme, par les liens des « grands » du Monde avec les activités de blanchiments. Nombre d’exemples, qu’ils soient avérés ou soupçonnés, ont ainsi fait couler beaucoup d’encre. On peut ainsi parler des liens de la loge maçonnique P2, concernant pléthore de personnalités influentes d’Europe, avec l’affaire de L’IOR, l’association présumée de certaines autres notables à la chambre de compensation Clearstream, la relation d’un président américain, assassiné à Dallas, avec le milieu…

Conclusion

          A l’heure actuelle, l’argent issu du blanchiment est partout, ces fonds transitant par-delà le monde se trouvent peut-être dans votre porte-monnaie. A ce compte, on ne sait plus s’il faut parler de « blanchiment d’argent sale » ou de « noircissement d’argent propres ». Le noircissement se définit par l’utilisation d’argent propre à des fins illicites. Cela peut notamment conduire à un financement du terrorisme. Le noircissement et le blanchiment utilisent les même canaux et systèmes financiers pour faire transiter les capitaux. Il ne faut néanmoins pas corréler les objectifs mafieux et terroristes, si l’un se doit d’être visible et guidé par des objectifs politiques, l’autre est uniquement motivé par l’argent et de préférence par la discrétion. Enfin, le blanchiment d’argent et la fraude fiscale convergent, dans la volonté de rester indétectable et de pouvoir optimiser ses capitaux vis-à-vis des saisies (dont l’imposition fait partie). L’harmonisation et la coopération pour régler le problème de la fraude fiscale impliquera nécessairement une réduction des opportunités de blanchiment pour les criminels, même financiers. Cela pourrait donc apporter une première pierre à la lutte contre les organisations criminelles qui, malgré l’immense richesse créée (environ 3 000 milliards de dollars de PIB), ne redistribue pas, paupérisant ainsi les populations.

 

Annexes

Services financiers offshore par région

Rapport GAFI 2012

Liste de certaines Institutions de Lutte Contre le Blanchiment et le Financement du Terrorisme (LCB-FT) :

Au niveau mondial :

GAFI (Groupe d’Action Financière sur le blanchiment des capitaux) / FATF en anglais

Comité de Bâle

Association internationale des superviseurs d’assurances

Groupe intergouvernemental d’action contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (GIABA)

Au niveau européen :

Anti Money Laundering Committee dont dépend l’Autorité Bancaire Européenne, l’Autorité Européenne des marchés financiers

Au niveau français :

TRACFIN (Traitement du Renseignement et Action contre les Circuits FINanciers clandestins)

ACP (Autorité de Contrôle Prudentiel)

L’Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF)

 

Bibliographie

Bank management of high money laundering risk situations, PSA, 2011

Les banquiers de Dieu, Eric Pilon

Géostratégie du crime, François Thual & Jean François Gayraud

The Vatican Connection, Richard Hammer

General Accounting Office

ONUDC

Wikipedia

http://www.swissinfo.ch

Libération

Rapport GAFI 2012

City de Londres – la finance en eaux troubles, Mathieu Verboud

Bundesnachrichtendienst (service fédéral de renseignement allemand)

Cuba, la faillite d’une utopie, O. Languepin

 

 


[1] Pietro Crasso, un procureur italien anti mafia déclare que « les groupes mafieux déploient un capital de plus de 500 milliards de dollars US en investissant dans les jeux, casinos et surtout paris sportifs »

[2] L’exemple probant de Naples où la mafia s’occupe du système de ramassage des déchets et de leurs « traitements »

[3] Dont le nom exact est Institut des Œuvres Religieuses

[4] L’abondance de construction, dont certaines étaient financés par de l’argent « sale », sur les côtes est une des causes de l’explosion de la bulle immobilière sur le territoire ibère

[5] La Bulgarie et la Roumanie font par ailleurs partie des pays où l’indice de corruption est le plus élevé d’Europe

[6] L’Allemagne n’a d’ailleurs adopté les directives européennes anti-blanchiment qu’en 2009. Ces investissements représenteraient environ 35 milliards d’euros depuis 2009.

[7] Le rapport mettait également en cause un lien avec le frère d’un ancien président mexicain

[8] Soit environ 1/3 du PIB Mexicain de l’époque

[9] Bank of Credit and Commerce International, décrite par le Time comme « la banque la plus sale de toutes ». D’origine Pakistanaise, elle est immatriculée au Luxembourg et dans les Îles Caïmans.

[10] The Vatican Connection, Richard Hammer

[11] Dont la Banca Ambrosiano et la Societa Generale Immobiliare, pour laquelle le Vatican détenait 15% des parts. Ces deux banques, ayant fait faillite, se sont également retrouvées au cœur d’un scandale de blanchiment.

[12] Grâce à un afflux d’environ 300 000 touristes américains par an, Cuba fut rapidement surnomé le « Bordel de l’Amérique »

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