Le 11 janvier 2013, se fondant sur l’article 51 de la Charte de l’ONU et en réponse à la demande d’aide du Président malien, le Président François Hollande déclenche l’opération Serval. Cette opération, qui durera jusqu’en juillet 2014, sera remplacée par l’opération Barkhane qui a pour objectif d’assurer une mission de contre-terrorisme dans toute la zone sahélienne.
Une opération de cette ampleur, n’a pu se décider au lendemain de l’offensive des groupes armés terroristes sur la ville de Konna en janvier 2013. Dans les coulisses de la diplomatie et de l’état-Major des Armées, l’opération Serval se préparait secrètement depuis des années.
En matière d’OPEX, la France est réputée pour ses réactions rapides grâce à une chaîne décisionnelle courte. À travers les cellules de crise interministérielle, où se réunit généralement l’état-Major, le ministère de la Défense et le ministère des Affaires Étrangères en comité restreint, une situation de crise est analysée et différentes options sont envisagées. La décision d’intervention est prise par le Président de la République en conseil restreint. « Il est le chef des armées et préside les conseils et les comités supérieurs de la défense nationale (article 15)[1] ». Ces conseil de défense et le conseil de défense restreint prennent une décision collégiale qui revient de fait au Président. Le ministre de la Défense et le CEMA sont en charge de faire appliquer les décisions prises. C’est ce processus décisionnel, caractérisé par un nombre réduit d’intermédiaires entre la prise de décision et son exécution, qui permet à la France de réagir rapidement en cas de crise internationale, contrairement à d’autres pays, comme l’Allemagne qui dépend d’un processus parlementaire, limitant de fait sa réactivité.
Parmi les acteurs de ce processus décisionnel, les militaires agissent dans la limite de leur statut. Dans une logique de « soumission naturelle » au pouvoir politique, Clausewitz affirmait que « la raison d’être de l’officier est donc de conduire la guerre et d’inciter l’homme d’Etat à prendre la mesure de l’ampleur et des limites de la force militaire dont il dispose[2] ». En tant qu’acteurs du processus décisionnel lié à l’emploi des forces armées, les militaires ont recours aux logiques d’influences bureaucratiques sur les hommes politiques pour tenter d’imposer leurs choix. Ce rôle des militaires n’a évidemment pas fait défaut pour l’opération Serval.
Il convient dès lors de se demander quel a été le rôle des militaires par rapport au pouvoir politique dans le déclenchement de l’opération Serval et quels sont les facteurs qui ont contribué à appuyer leur positionnement et à influencer les décisionnaires politiques.
Ainsi, si plusieurs facteurs militaires ont permis de mettre en avant que l’intervention militaire était la meilleure option, les militaires ont joué leur rôle d’expert en matière de défense afin d’influencer le choix des politiques, tout en composant avec la diplomatie pour imposer leur vision de la résolution de la crise malienne.
I/ Les facteurs militaires propices à une intervention
A/ Le rôle du renseignement : anticipation et analyse de la situation au Sahel
Lorsque le Président François Hollande est investi du pouvoir le 15 mai 2012, le dossier malien est au sommet de la pile. « Il est de coutume, en particulier, que les premier conseils de défense offrent à la nouvelle majorité un point de situation sur les point chauds du globe[3]. » La DGSE dresse alors un tableau catastrophique du Sahel et notamment du Mali. La DGSE agit au Sahel depuis 2003 à travers deux missions principales : la première, c’est le recueil de renseignement qui va s’appliquer au Nord-Mali et plus globalement au Sahel ; la deuxième, c’est le « containment », « c’est-à-dire le barrage à l’expansion djihadiste[4] ». Mais malgré de nombreux projets avortés contre les intérêts français et de nombreux acteurs clés d’AQMI éliminés, la DGSE apporte une conclusion inquiétante : le Mali est désormais hors de son contrôle.
La situation au Mali induit que les djihadistes ne peuvent plus être regardés comme des seuls preneurs d’otages. De fait, le 31 mai 2012, le Président François Hollande prend la décision de ne plus verser de rançons lors du conseil de défense. A cela s’ajoute la décision de considérer le djihadiste non plus comme seul preneur d’otage, mais aussi comme un guerrier. Il ne relève plus alors uniquement de la DGSE mais aussi de la Direction du Renseignement Militaire. En effet, il est du ressort de la DRM de s’intéresser aux renseignements d’intérêt militaire. Dans ses missions, la DRM doit se servir du renseignement pour appuyer le Centre de Planification et de Commandement des Opérations (CPCO) à la planification d’opérations mais elle doit aussi fournir au ministre et au CEMA « le renseignement de situation et de documentation nécessaire à l’exercice de leurs responsabilités »[5].
B/ Les moyens militaires français présents en Afrique
La France n’en est pas à sa première opération en Afrique. En 1986, à la demande de l’État tchadien, la France déploie le dispositif Epervier afin de contribuer au rétablissement de la paix et au maintien de l’intégrité territoriale du pays. L’atout majeur de la force Epervier est la base aérienne de N’Djaména, qui sera d’un soutien essentiel à l’opération Serval pour faire décoller des aéronefs pour des missions de renseignement et de bombardement. L’autre force est le dispositif Licorne. Un accord de défense existe entre la France et la Côte d’Ivoire datant de 1961. Le 19 septembre 2002, des affrontements éclatent après une tentative de coup d’État par des forces rebelles. Le 22 septembre, l’opération Licorne est lancée. Elle doit assurer la sécurité des ressortissants mais aussi servir de force d’interposition entre l’armée ivoirienne et la rébellion. Leur rôle est primordial : les forces Epervier et Licorne seront les premières à intervenir pour l’opération Serval.
Le plan Sahel de 2008 qui consistait en une aide au développement, ainsi qu’à une aide militaire, a fait naître le dispositif secret « Sabre ». Le but des forces spéciales agissant dans le cadre de Sabre est de former les armées locales au contre-terrorisme. Outre la formation au contre-terrorisme, les détachements de Sabre permettent un renseignement important de la zone. En effet, « Sabre Whisky » est la plus grosse task force jamais montée par le COS : elle est composée du 1er RPIMa et du 13ème RDP, ainsi que des commandos de l’air et de la marine. Mais elle dispose aussi des moyens les plus complets : hélicoptères, avions de transport, C-130 avec boule optronique et elle peut demander l’appui de la chasse à N’Djamena et aux Atlantiques-2 de la marine à Dakar. Sabre a tout ce qu’il faut pour étudier le Nord-Mali, notamment grâce à Sabre 2 qui était déjà présent sur place et qui a pu offrir bon nombre de cartes au reste du détachement. Très vite, Sabre va annoncer la couleur : seule une intervention militaire peut résoudre la crise du Mali.
C/ Une planification déjà anticipée de l’opération Serval
Lorsque un événement surgit, le CPCO fait partie de ces organismes qui assurent une veille stratégique militaire qui permet d’analyser la situation en question. Dans cette fonction de veille stratégique, il fait œuvre de planification pré-décisionnelle (ou planification à froid). Cette planification consiste « à partir d’une analyse de situation, […] de prévoir les volets militaires des options stratégiques possibles ; ces options stratégiques sont caractérisées par l’objectif de l’engagement de capacités militaires, le cadre de cet engagement (Otan, UE, ONU…), la nature des capacités à engager et le calendrier envisagé[6]. » C’est ainsi que le plan Requin est apparu, dessinant les premiers contours de la future opération Serval. En effet, depuis les problématiques des années 2000 au Mali, le bureau de planification J5 du CPCO a planché sur une opération terrestre au Mali. « Requin est né de la question posée par l’Elysée à l’amiral Guillaud en 2010 après que la DGSE a pointé le Tigharghar et le Timetrine comme des sanctuaires djihadistes au Mali[7]. » Mais ce plan s’est terminé en 2011. La nouvelle donne du Mali a obligé le CPCO à actualiser sans cesse le plan Requin mais lui a permis, lors de la planification « à froid » mais aussi lors de la planification opérationnelle durant Serval, d’être au point sur la géographie du Mali, sur les axes de communication, aux peuplement des lieux, etc.
II/ La solution de l’intervention militaire défendue par les militaires auprès des décisionnaires politiques
A/ L’influence de la haute hiérarchie militaire sur la nécessité de l’intervention militaire
Contrairement au Président et au gouvernement qui annoncent que les troupes françaises n’interviendront pas au Mali, certains hauts gradés de la hiérarchie militaire ne sont pas du même avis. A commencer par le CEMA, l’amiral Edouard Guillaud : « Dès le mois de juin, témoigne-t-il, le Président de la République m’a demandé de lui présenter un plan, au cas où, et de pousser les feux.[8] » Il va d’ailleurs confirmer sa peur au ministre de la Défense de ne pas inverser la situation au Mali si la France n’intervient pas militairement. Cela fut aussi la position du chef d’état-major particulier du Président. Opposé à la position officielle du gouvernement, il estime que la France se doit d’intervenir car la force africaine ne résoudrait le problème malien que provisoirement.
B/ Une expertise militaire allant à l’encontre de l’intervention africaine
La CEDEAO souhaite réunir les pays d’Afrique de l’Ouest afin d’intervenir militairement au Mali, mais souhaite l’aide de la France pour former les troupes maliennes et pour aider l’état-major de la CEDEAO à planifier cette opération. C’est ainsi que le bureau J5 du CPCO, sous la direction du général Castres, sous-chef opération, étudie les contours d’une solution par la CEDEAO. Le résultat de cet étude n’est pas en la faveur de la CEDEAO : La France est incapable d’entraîner à elle-seule la force africaine et que le programme RECAMP (Renforcement des Capacités Africaines de Maintien de la Paix, créé en 1994) était destiné au maintien de la paix et non à une opération offensive. Malgré cette expertise, la diplomatie fait voter des résolutions à l’ONU pour mettre en place la MISMA.
En novembre 2012, le Président va affirmer une fois de plus que les soldats français n’interviendront pas. Pourtant, le CPCO continue de planifier avec l’aide d’autres services du Ministère de la Défense et finit par présenter un mémoire de propositions au CEMA. « Cela allait, décrit son chef, le colonel Philippe Susnjara, d’un appui minimal à un engagement lourd (c’est-à-dire la participation de mille cinq cents hommes au sol avec appui aérien), en passant par l’entraînement des forces africaines, etc. »[9]
C/ Mise en œuvre des moyens d’alerte et préparation opérationnelle : une armée prête à l’emploi
En cas de nécessité d’intervenir militairement, la France dispose de plusieurs moyens d’alerte : Guépard (Armée de Terre), Rapace (Armée de l’Air), Tarpon (Marine Nationale), qui permettent à ces troupes en alerte d’être disponibles entre douze heures et neuf jours. C’est le général Bernard Barrera, commandant de la 3e Brigade Mécanisée, qui tient l’alerte Guépard. A sa prise de commandement en 2011, son intuition lui indique que la page de l’Afghanistan était tournée et qu’il fallait revenir aux combats sur de grands espaces : « la manœuvre et la surprise dans les grands espaces (…) je ne pensais pas du tout au Mali à cette époque »[10]. Il a ainsi préparé toute sa brigade aux grands mouvements, au déplacement de poste de commandement. Cette tactique, c’est celle qu’il appliquera tout au long de l’opération Serval. L’armée française se prépare donc à être déployée à n’importe quel moment. Les forces Guépard suivent une préparation opérationnelle spécifiquement orientée en fonction des planifications en cours.
Et pour cause, le CPCO continue de planifier en prenant en compte les forces pré-positionnées, le détachement Sabre, mais aussi l’allonge procurée par l’aviation. En ajoutant à cela le dispositif d’alerte Guépard, l’opération Serval a pu se déclencher moins de cinq heures après la décision du Président : « les premiers éléments sont venus du Tchad par voie aérienne dans un délai de 24 heures et de République de Côte d’Ivoire, par la route, dans les premiers jours de l’opération. Le dispositif Guépard a permis de projeter près de 200 militaires 48 heures seulement après la décision du Président de la République[11]. »
Conclusion
Malgré la volonté d’une intervention africaine par le gouvernement français et la communauté internationale, les militaires français n’ont eu de cesse de se préparer à intervenir. Leur expertise est toujours allée dans ce sens : les forces africaines n’ont pas la capacité de former des troupes maliennes et de reconquérir le Mali. Seule la France a les capacités opérationnelles pour une opération comme celle-ci grâce à son expérience opérationnelle en Afrique, ses forces pré-positionnées et ses services de renseignement. Cependant, le Président s’est longtemps opposé à une intervention française. Il aura fallu attendre, avec l’aide de la diplomatie française, un document du Président malien Traoré demandant officiellement l’aide de la France pour que le Président français donne son feu vert à une armée déjà prête à partir.
[1] JOANA Jean, Les armées contemporaines, Paris, Presses de Sciences Po, 2012, p.247
[2] Ibid., p. 78
[3] NOTIN Jean-Christophe, La guerre de la France au Mali, Paris, Tallandier, 2014, p. 82
[4] Ibid., p. 83
[5] http://www.defense.gouv.fr/ema/interarmees/la-direction-du-renseignement-militaire/missions
[6] TEULE Jean-Pierre, Le CPCO au cœur de nos opérations, Paris, Etat-Major des Armées, 2007
[7] NOTIN Jean-Christophe, op. cit., p. 88
[8] Ibid., p. 86
[9] Ibid., p. 122
[10] Ibid., p. 224
[11] CHEVENEMENT Jean-Pierre, et al, Mali : comment gagner la paix ?, Paris, Sénat, 2013, Rapport d’information n° 513, p. 17
Bibliographie et Sitographie
CHEVENEMENT Jean-Pierre, et al, Mali : comment gagner la paix ?, Paris, Sénat, 2013, Rapport d’information n°513, 135 p.
FOUYET Pascal, Anticipation et planification stratégiques, Paris, Centre Interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations, 2013, 102 p.
GUILLOTEAU Christophe, NAUCHE Philippe, Rapport d’information déposé par la Commission de la défense et des forces armées sur l’opération Serval au Mali, Paris, Assemblée nationale, 2013, Rapport d’information n°1288, 128 p.
JOANA Jean, Les armées contemporaines, Paris, Presse de Sciences Po, 2012, 336 p.
NOTIN Jean-Christophe, La guerre de la France au Mali, Paris, Tallandier, 2014, 651 p.
www.defense.gouv.fr
Une écriture fluide, agréable à lire et très intéressant.
merci