Plus le temps passe et plus la potentialité de l’admission de la Turquie au sein de l’Union européenne semble s’estomper. Comme la Russie, lors du transfert de sa capitale de St Pétersbourg à Moscou en 1917, il apparaît aujourd���hui qu’Ankara ne laissera pas plus de place à Istanbul. Néanmoins, l’Union Européenne et la Turquie, l’un comme l’autre, persistent à garder ce spectre de l‘adhésion au cœur de leurs relations. Mais la Turquie désire-t-elle vraiment intégrer l’Union Européenne ? Quelles sont ses ambitions quant à une telle liaison ? L’Union survivra-t-elle à la venue d’un nouveau membre, si colossal, alors que des doutes s’installent au sein même de certains de ses membres historiques, comme en témoigne la montée de populismes ou la simple sortie de certains?
Il peut également apparaitre que cette volonté d’intégrer l’Union ne soit qu’un leurre, un levier de d’influence et de négociations parmi d’autre dans les mains d’Ankara. Quand bien même elle n’en ferait pas encore partie, la Turquie est bel et bien déjà largement impliquée dans les questions débattues à Bruxelles, ou même dans la politique de certains pays. Ces liaisons, et l’exemple de l’Allemagne est assez pertinent, déjà bien installées et nouées par une stratégie mise en place de longue date, semblent mettre l’Union dans une étreinte telle qu’elle peine à s’en défaire, faisant de ces liaisons, des liaisons dangereuses.
L’Islam d’Allemagne, un Islam pas si allemand
La part de musulman, et sa composition, en Allemagne va prendre un tournant irréversible dès les années 60, avec l’arrivée d’ouvriers en principale provenance de Turquie[1]. L’Allemagne est une destination privilégiée des émigrés turcs, du fait de relations fortes depuis longtemps entre ces deux pays. S’en suivra une véritable diaspora turque en Allemagne. Cette dernière a gardé des liens extrêmement forts avec son pays de provenance. Les prêches dans les mosquées se font en turc, les fidèles suivent l’actualité de leur pays et d’autres vont jusqu’à fréquenter en majorité des restaurants turcs[2]. Aujourd’hui, tous les experts estiment entre 3 et 4 millions le nombre de turcs vivant en Allemagne. Fort de cette présence importante, et des liens historiques liant les deux pays, les autorités allemandes n’hésitent plus à dire que « l’Islam appartient à l’Allemagne », à l’image de l’ancien président de la République Fédérale, Christian Wulff, en octobre 2010[3] ou de la Chancelière Angela Merkel plus récemment.
Mais l’Histoire a d’autres influences. En effet, la Turquie, héritière de l’Empire Ottoman, se rêve de recouvrir sa grandeur, sa force et se donne ainsi comme mission de protéger sa population, et donc sa diaspora[4]. Tous les dirigeants turcs en ont étés conscients, et ont cherchés à l’utiliser pour servir les intérêts de leur pays. Les mosquées, où les imams prêchent, vont devenir de véritables lieux politiques de propagation de la pensée d’Ankara, et ce à l’extérieur des frontières du pays[5]. Ainsi, on estime à 900 le nombre de mosquées directement gérées par la DITIB, l’association turco musulmane pour les affaires religieuses[6]. Les imams y officiant sont des employés du ministère turc du culte ou du ministère des affaires étrangères. Seulement, voilà près de 30 ans que cette association est l’interlocuteur principal du gouvernement Allemand en ce qui s’agit des questions religieuses. Fut un temps, cela ne posait aucun problème aux politiques allemands, du fait du financement par la Turquie, par l’intermédiaire de cette association, de la construction et de l’entretien des lieux de culte. Néanmoins, aujourd’hui, cette prééminence montre ses limites et laisse planer le risque, toujours plus fort d’une forme d’ingérence.
La religion comme levier d’influence
Premièrement, cette communauté structurée, qui se voit organisée et financée par l’extérieur, trouve les leviers nécessaires pour mettre sur la place publique certains sujets et faire évoluer la société. [7] De plus, dans leurs prêches, les imams pourraient influencer leurs fidèles, également citoyens allemands, lors d’élections pour favoriser tel ou tel candidat.[8] Sur les questions internationales, enfin, une telle présence turque ne peut qu’influencer la position de l’Allemagne vis-à-vis de ce pays, et, par conséquent, sa vision au sein de l’Union Européenne.
Depuis l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, l’implication d’une puissance étrangère sur la population de l’Allemagne n’a jamais été aussi forte depuis la réunification. Il utilise cette diaspora autour du paradigme « eux contre nous »[9]. Se pose alors la question de la première appartenance de ces populations. Les musulmans fréquentant les mosquées gérées par la DITIB se sentent-ils d’abord musulmans ou allemands ? Seconde question, se sentent-ils plus turcs ou allemands ? Ces questions fondamentales laissent planer une instabilité et une ingérence, plus certaine de jours en jours, de la Turquie dans les affaires publiques internes allemandes et ses positions au niveau européen et international. Voyant les problèmes turcs passer par-dessus les frontières de l’Allemagne, sans aucun filtre ni impunité, la DITIB est de plus en plus critiquée en Allemagne et des mouvances politiques islamophobes ne font que croitre[10].
Mais le mal est fait, et d’autres conséquences commencent à se faire sentir. Le 15 février 2017, quatre imams ont étés arrêtés et ont vu leur domicile perquisitionné. [11] Le 6 avril de la même année, ce nombre passe à 20[12]. Il leur est reproché d’avoir espionné l’Etat allemand pour le compte d’Ankara.
Des réactions Européennes Diverses ;
Face à cette présence trop grande de la Turquie sur le territoire national, et aux actions mis au jour, certains pays sévissent. Le 8 juin 2018, pas moins de 7 mosquées financées par la Turquie sont fermées et 60 imams expulsés d’Autriche[13]. D’autres pays, comme la France, persistent dans leur volonté d’avoir un islam institutionnalisé. C’est ce qu’a annoncé Emmanuel Macron lors de ses vœux de l’année dernière aux autorités religieuses. Mais d’après quels principes ? Un islam institutionnel étranger, pouvant créer les mêmes limites et risques qu’en Allemagne ? Un islam français, en accord avec la laïcité et le respect des principes républicains ? Il existerait déjà 300 imams dits « détachés », en lien avec un pays tiers, si on en croit le rapport sénatorial du 5 juillet 2016 intitulé De l’Islam en France à un Islam de France, établir la transparence et lever les ambiguïtés. La question est complexe et n’a pas fini de faire parler d’elle.
Un précédent suivi par de nouveaux acteurs
Quoi qu’il en soit, l’Allemagne a ouvert une boite de pandore en autorisant, au sein de son territoire, mais plus largement au sein de l’Union Européenne, les financements étrangers à destination du culte, provenant directement d’Etats. Cette question est liée à la crise migratoire. L’Arabie Saoudite a en effet annoncé son souhait de financer 200 nouvelles mosquées pour les migrants récemment arrivés sur le sol allemand. Néanmoins, une plus grande ouverture aux financements étrangers des lieux de cultes musulmans peut faire sortir l’Allemagne de sa trop grande dépendance à la Turquie. L’immigration, phénomène qui a participé à l’implantation de l’Islam sur le vieux continent, peut en apporter une plus grande diversité et ainsi palier à une influence unique grandissante. En effet, bon nombres de migrants sont opposés à l’Islam officiel turc. Créant ainsi une concurrence entre les obédiences, il en résulterait un affaiblissement de la prééminence de la Turquie sur la scène politique allemande. Néanmoins, un tel scénario ferait voler en éclat cette forme d’institutionnalisation de l’Islam en Allemagne, pouvant générer une certaine instabilité et de nouveau un flou dans les interlocuteurs à identifier. En parallèle, certains musulmans dits « libéraux » souhaitent l’instauration d’une taxe « musulmane », qui permettrait l’octroi de fonds propres, provenant directement de citoyens allemands, pour leurs lieux de culte dans le but de s’émanciper de l’influence turque[14]. Mais cette dernière solution supposerait un financement direct de l’Etat, par l’impôt, de lieux de cultes ne lui appartenant pas.
Ces liens si forts existant entre la Turquie et l’Allemagne ont des conséquences bien plus vastes que la politique interne de ce pays. En effet, cette forme de dépendance, du fait d’une certaine ingérence, influence la position de l’Allemagne dans les négociations Européennes. Les récents événements au Moyen-Orient ont également livrés à la Turquie des cartes maîtresses, permettant de demander toujours plus à l’Union Européenne.
Le jeu turc vis-à-vis de l’Union Européenne : je t’aime, moi non plus.
Là encore ce souhait d’intégrer l’Union Européenne n’est pas nouveau. Dès 1963, la Turquie est associée à la Communauté Economique Européenne. Mais c’est en 1999 qu’elle est réellement reconnue comme pays candidat à l’Union Européenne, même s’il faudra attendre 2005 pour l’ouverture des négociations. Mais ces dernières semblent de nouveau compromises. En effet, une telle admission est assujettie à certains principes, comme le respect des droits de l’homme, de l’Etat de droit ou de la démocratie[15]. Ces critères semblent être entachés suite aux actions entreprises par le gouvernement turc depuis la tentative de coup d’Etat du 16 juillet 2016.
Face à cela, et à un souffle différent en Europe, principalement porté par Emmanuel Macron à la suite de son élection, et au détriment de la Chancelière Allemande, l’Union Européenne bloque les négociations et propose un « simple » partenariat[16]. Mais le 30 janvier 2018, le Président turc réaffirme sa volonté : la pleine adhésion ou rien ! Et il n’hésite pas à utiliser son arme ultime : l’accord sur les migrants.
Résultant des sommets Turquie-Union Européenne des 29 novembre 2015 et 18 mars 2016, ces accords mettent en place l’accueil par la Turquie des migrants arrivant sur son territoire et à destination de l’Europe ainsi que ceux arrivés en Grèce. Selon ces accords, l’Union Européenne fourni une assistance ainsi qu’un soutien financier à hauteur de 3 milliards d’euros [17] à la Turquie.
Si un tel accord a été possible, c’est parce que le principal négociateur pour l’Union sur ce sujet n’était autre que la Chancelière allemande Angela Merkel. Cette négociation n’en reste pas moins très influencée par des particularités internes très fortes liant l’Allemagne à la Turquie. La menace d’une ouverture des frontières turques, laissant entrer sur le territoire européen les migrants accueillis en Turquie, effraie les dirigeants et mouvements populistes du vieux continent. Ainsi, la Turquie maintien des négociations ouvertes, et forcées, avec l’Union Européenne.
En parallèle, elle se rapproche de la Russie, dans une relation encore plus travestie. En effet, ces deux puissances sont en concurrence pour l’influence dans le Caucase[18]. Mais Ankara se sert de cette relation bilatérale pour une nouvelle fois accroître la dépendance de l’Europe vis-à-vis de son pays. En effet, le projet de gazoduc TurkStream permettra d’acheminer le gaz Russe dont a besoin l’Europe, et ce même si les voies Ukrainiennes sont fermées, suite aux événements connus en Ukraine, et particulièrement en Crimée[19]. Enfin, ce rapprochement avec la Russie est en profond désaccord avec la vision de l’OTAN, dont fait partie la Turquie, renforçant le flou existant sur les véritables intentions de ce pays vis-à-vis de l’Union Européenne.
Il est clair maintenant que la Turquie joue un jeu dangereux pour l’Union Européenne dans le but de servir ses propres intérêts, et ce depuis des années. Ce pays, qui a assiégé plusieurs fois Vienne à l’époque de l’Empire Ottoman, se trouve désormais au cœur même de nombreux pays européen, trouvant la possibilité d’influencer la politique interne, européenne et internationale.
Charles
de BISSCHOP
Photo : La chancelière allemande Angela Merkel (à gauche) présente une figurine de colombe blanche au Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan lors d’une réunion à Ankara le 29 mars 2010 (AFP).
[1] TIETZE Nikola, 30 août 2002, Eduscol [En ligne]
[2] TOGUSLU Erkan, 14 juin 2018, Même en Europe, l’islam turc reste très tourné vers le pays d’origine, La Croix [en ligne]
[3] KERN Soeren, 10 avril 2018, Le Ministre de l’Intérieur Allemand : « L’Islam ne Fait Pas Partie de l’Allemagne », gatestoneinstitute, [en Ligne]
[4] TOGUSLU Erkan, 14 juin 2018, Même en Europe, l’islam turc reste très tourné vers le pays d’origine, La Croix [en ligne]
[5] TOGUSLU Erkan, 14 juin 2018, Même en Europe, l’islam turc reste très tourné vers le pays d’origine, La Croix [en ligne]
[6] ROUX Gérald, 3 octobre 2016, C’est comment ailleurs ? Les mosquées en Allemagne, FranceTvinfo, [en ligne]
[7] de GALEMBERG Claire, « La gestion publique de l’islam en France et en Allemagne. De l’improvisation de pratiques in situ à l’amorce d’un processus de régulation nationale », Revue internationale et stratégique, 2003/4 (n° 52), p. 67-78. DOI : 10.3917/ris.052.0067. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2003-4.htm-page-67.htm
[8] ROUX Gérald, 3 octobre 2016, C’est comment ailleurs ? Les mosquées en Allemagne, FranceTvinfo, [en ligne]
[9] TOGUSLU Erkan, 14 juin 2018, Même en Europe, l’islam turc reste très tourné vers le pays d’origine, La Croix [en ligne]
[10] ROUX Gérald, 3 octobre 2016, C’est comment ailleurs ? Les mosquées en Allemagne, FranceTvinfo, [en ligne]
[11] Valeurs Actuelles, 15 février 2017, L’Allemagne soupçonne quatre imams d’avoir espionné pour la Turquie, [en Ligne]
[12] THIBAULT Pascal, 6 avril 2017, Espionnage turc: l’Allemagne ouvre une enquête sur vingt personnes, RFI [En ligne]
[13] TOGUSLU Erkan, 14 juin 2018, Même en Europe, l’islam turc reste très tourné vers le pays d’origine, La Croix [en ligne]
[14] KOHL Hélène, 17 décembre 2018, En Allemagne, des musulmans veulent payer un impôt supplémentaire pour financer les mosquées, Europe 1 [En ligne]
[15] Diplomatie.gouv.fr, Dossier Pays, Turquie, Relations avec l’Union Européenne [En ligne]
[16] ALTAN Adem, 4 février 2018, Turquie et Union européenne : pour Erdogan, c’est l’adhésion, sinon rien, Le Parisien [En ligne]
[17] Diplomatie.gouv.fr, Dossier Pays, Turquie, Relations avec l’Union Européenne [En ligne]
[18] Hill Fiona, Taspinar Omer, Kastouéva-Jean Tatiana, « La Russie et la Turquie au Caucase : se rapprocher pour préserver le statu quo ? », Politique étrangère, 2007/5 (Hors série), p. 153-166. DOI : 10.3917/pe.hs01.0153. URL : https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2007-5.htm-page-153.htm
[19] DAOU Marc, 13 octobre 2016, Projet de gazoduc TurkStream : le nouveau coup de maître stratégique de Poutine, France 24 [en ligne]