Homme libre, toujours tu chériras la mer !
Charles Baudelaire
La mer est un espace de rigueur et de liberté.
Victor Hugo
Le 12 août 2018, après plus de 25 ans de négociations, une succession de sommets inter-gouvernementaux et de crises de voisinage, les dirigeants des cinq États côtiers de la mer Caspienne réunis à Aktaou (Kazakhstan) se sont entendus pour définir le statut – lac, mer fermée ou mer ouverte – de cette étendue d’eau, qui flottait jusqu’ici dans un régime juridique indéterminé.
A priori anodin et pour ce peu commenté dans les médias internationaux, cet accord n’est pourtant pas seulement une obsession pour des juristes ayant horreur du vide : De la détermination retenue dépendra en effet le partage et l’exploitation des richesses marines et sous-marines (ressources halieutiques1 et hydrocarbures2), la possibilité de construire des infrastructures (notamment des tubes – oléoducs et gazoducs – pour faire transiter les hydrocarbures) ainsi que les conditions de navigation des États côtiers et des tiers, sur une mer qui constitue un pivot géostratégique entre trois grandes régions – Asie centrale, Caucase, Moyen-Orient3.
Cette entente conclue à Aktaou nous permettra d’illustrer en quoi, derrière la romance et la liberté que peut évoquer la mer, tout espace maritime est aussi le théâtre de rivalités parfois féroces, et ce sur plusieurs échelles géographiques – particulièrement dans un monde liquide et réticulaire comme le nôtre. Ainsi, une telle question s’offre pertinemment à l’analyse sous le prisme de la géopolitique, en tant qu’analyse multiscalaire desrivalités de pouvoir sur des territoires autant que des représentations et discours qui les accompagnent4.
Nous verrons donc à travers cette étude en quoi la détermination du statut de la Caspienne était géopolitiquement lourde d’implications : D’abord au vu des enjeux économiques et stratégiques immédiatement en présence au niveau régional, puis au vu du fait que la situation autour de la Caspienne révèle les tensions existants à un niveau macro-géographique entre les mondes eurasien et euro-atlantique5. Enfin, nous tâcherons de déterminer au profit duquel de ces pôles de puissance cet accord pourra faire pencher l’équilibre régional.
« La Caspienne, une mer ou un lac ? » : Une question aux enjeux régionaux conséquents.
C’est grosso modo la question à laquelle les signataires étaient tenus de répondre à Aktaou. A priori, si l’on s’en tient au plan physique, une étendue d’eau salée plus grande que l’Allemagne6 semble sans conteste devoir caractériser une mer. Une mer fermée, puisqu’elle ne communique pas avec l’Océan mondial. Mais au plan juridique, la question ne va pas de soi : selon la détermination retenue – lac, mer fermée ou ouverte – le statut applicable sera fort différent. C’est pourquoi elle a fait l’objet de nombreux débats au fil des dernières décennies.
Ainsi un lac devra-t-il, selon les conventions internationales, être géré par un condominium formé par les États côtiers. Ceci implique une exploitation commune et une répartition égalitaire des ressources, la nécessité d’un consensus pour entreprendre la construction d’infrastructures ainsi que la liberté de navigation commerciale et militaire pour les-dits États, tandis qu’aucune troupe étrangère ne peut y naviguer. Le statut de mer implique quant à lui la délimitation de plusieurs zones, soumises à des conditions différentes. Près des côtes – dans les limites de la mer territoriale définie par la Convention des Nations Unis sur le droit de la mer conclue le 10 décembre 1982 à Montego Bay– une souveraineté pleine et entière s’applique : exploitation exclusive des ressources par l’État côtier concerné, liberté d’y initier et développer des infrastructures, droit de navigation exclusive. En haute mer, c’est un statut de bien commun qui est en vigueur : exploitation libre des ressources, accessibilité à tous, même aux États tiers (qui pourraient y déployer des flottes via un accord avec l’un des États côtiers étant donné le caractère fermé depuis l’Océan Mondial de ces eaux). Dans ce cas, pour installer des tubes, il ne faudra l’accord que des États concernés par le passage dans leurs eaux territoriales (la haute mer étant libre, aucun accord ne sera nécessaire)7.
Avant 1991, existaient seulement deux États côtiers, l’Union Soviétique et l’Iran, facilitant alors le consensus sur la question. Plusieurs accords8 instaurèrent un égal accès à la mer (y compris pour les flottes militaires) et une exploitation commune des ressources (avec toutefois une zone de pêche exclusive de 10 miles marins à partir des côtes). Ainsi étions-nous face à une gestion commune caractérisant le régime d’un lac. Suite à la dissolution de l’Union, la déclaration d’Alma-Ata du 21 décembre 1991 engageait les États post-soviétiques à respecter les traités et accords conclus par l’Union soviétique ; les conditions d’exploitation commune de la Caspienne ne devaient alors pas être remises en causes jusqu’à ce qu’un accord soit conclu entre les cinq parties9. Néanmoins, les intérêts ont vite divergé sur ce point.
Téhéran plaidait pour la thèse du lac, comme Moscou jusqu’au milieu des années 1990. En effet, n’ayant pas les plus grosses ressources en hydrocarbures, ils espéraient pouvoir exploiter communément celles présentes à proximité des côtes de leurs voisins. De plus, l’option lac permettait à la Fédération de Russie de conserver le quasi-monopole sur le transit des hydrocarbures issus des gisements azéris, turkmènes et kazakhs, et fermait également l’accès de la Caspienne à des tiers : aucun des États côtiers ne pourrait autoriser unilatéralement à un de ses alliés de naviguer en Caspienne, ceci permettait donc de garder les États-Unis et autres occidentaux loin de l’Iran et de la Russie.
Moscou a toutefois changé de position, suite notamment à la découverte de gisements sur ses côtes, et défendit un régime intermédiaire intégrant une zone nationale de souveraineté (aux délimitations toutefois différentes de celles retenues en droit de la mer) et un condominium au-delà. Les trois autres États voulaient quant à eux un partage complet en zones souveraines : disposant des plus gros champs d’hydrocarbures sur leurs zones10, le découpage les avantageait économiquement. Cette option leur ouvrait de plus la possibilité d’octroyer des concessions d’exploitation à des compagnies étrangères et de construire plus librement des tubes pour exporter leurs ressources de part et d’autre de l’espace caspien, réduisant ainsi les relations de dépendance énergétique et technique envers la Russie. Pour exemple, le président du Turkménistan Berdimuhamedov a plusieurs fois revendiqué le droit d’un libre passage pour les gazoducs sous-marins (sans décision collective). Russie et Iran au contraire s’y opposent, pour des raisons « environnementales »11.
Face à ces intérêts divergents, plusieurs accords interétatiques – et, parfois, des crises –12 eurent lieu, dressant au fil du temps un régime légal sui generis pour ces eaux. Issu de croisements entre ententes et pratiques des États, avec application partielle du droit international de la mer, ce régime était hybride. Ni mer ni lac, la Caspienne tenait alors un peu des deux : utilisation pacifique de la mer, résolution pacifique des différends, pleine souveraineté de 15 milles nautiques à partir des côtes et zone supplémentaire de droit exclusif sur les ressources biologiques marines de 10 milles, au-delà la mer était considérée comme une étendue d’eau commune13. Depuis le 12 août, ce régime de facto est devenu bel et bien un statut hybride de jure : Les règles des frontières maritimes s’appliqueront comme s’il s’agissait d’une mer (délimitation de zones de souveraineté et haute mer libre) mais, comme un lac, des troupes étrangères tierces ne pourront y croiser14. La majeure partie de la surface maritime de la Caspienne restera donc à l’usage collectif exclusif des parties, tandis que fonds et sous-sol seront partagés, « en accord avec la législation internationale »15.
Si de nombreux commentateurs présentent Moscou comme sortant gagnante de cet accord, on peut plutôt considérer qu’à ce niveau régional tous les États concernés ont su tirer leur épingle du jeu. En effet, Moscou y perd au niveau économique mais elle en ressort avec un vrai gain politique, renforçant une position de leader régional, promoteur de stabilité et de consensus. De fait, l’accord exclu toute présence américaine dans la Caspienne et assure de garder la main sur les partenariats régionaux, à l’heure où la Chine gagne du terrain par ses investissements dans le cadre de son projet One Belt One Road (OBOR, communément appelé « Nouvelles Routes de la Soie »). Vladimir Poutine a d’ailleurs salué une convention dont la « signification fera époque » et plaidé pour une plus grande coopération militaire pour les pays de la mer Caspienne16. Téhéran y perd aussi au plan économique (recevant la plus petite zone maritime) mais l’accord lui offre de renforcer ses coopérations avec ses voisins, alors que les sanctions américaines privent l’Iran de partenaires occidentaux. Quant aux autres États, ils ont obtenu la possibilité de bénéficier nationalement de l’exploitation des ressources présentes sur leur zones maritimes et peuvent enfin mettre en œuvre les projets de gazoducs et oléoducs subaquatiques tant espérés17.
Au-delà des intérêts économiques et stratégiques immédiatement visibles, dus aux bénéfices tirés de l’exploitation et de l’exportation des ressources et de l’exclusion de forces navales tierces sur les eaux de la Caspienne, il faut replacer ces enjeux dans la perspective d’une lecture géopolitique globale.
Derrière les intérêts immédiats, l’ombre des tendances structurelles d’une rivalité globale entre monde eurasien et atlantiste.
Si les enjeux sont notables pour les États côtiers dans leurs rapports régionaux, la question précise du désenclavement des hydrocarbures de la Caspienne participe d’une problématique plus large : le maintien ou non de l’unité pan-russe de l’Eurasie et son corollaire, la division ou non de l’Eurasie sous la pression des volontés euro-atlantistes et/ou chinoises18. Cette lutte d’influence est parfois appelée « le nouveau Grand Jeu »19.
Le point commun entre les États d’Asie Centrale, notamment ceux du pourtour de la Caspienne, est « leur enclavement et l’orientation ancienne de leurs échanges avec la Russie »20. Les infrastructures développées sous l’Union Soviétique ont organisé le transit des hydrocarbures pour exportation à travers des réseaux passant par la Russie (et, marginalement, par l’Iran au sud), maintenant ces États dans une relation de dépendance envers l’ancienne puissance centralisatrice : Significativement sur ce point, le premier débouché maritime des États centre-asiatique en terme de volume est Saint-Pétersbourg.
Chercher à maintenir cette dépendance s’inscrit dans la politique eurasienne de Moscou : Dans cette configuration son pouvoir de désenclavement lui offre la capacité de réduire ou non la compétitivité de ses voisins, en appliquant des droits de transit plus ou moins élevés pour l’exportation de leurs richesses. Cette capacité constitue alors un levier de pression dans les négociations menées par la Fédération pour recréer une unité politique dans la zone (via des institutions et partenariats tels que la Communauté des États Indépendants, l’Union économique eurasiatique, l’Organisation de coopération de Shanghai)21. C’est ce dernier objectif qui est promu par la doctrine géopolitique néo-eurasiste, et qui peut influencer la politique eurasienne du Kremlin.
Face à cette logique centralisatrice russe, c’est dans un premier temps à l’initiative d’investissements étasuniens et européens que de nouveaux axes se sont développés, afin de désenclaver les ressources énergétiques de la Caspienne vers l’Europe indépendamment de la Russie22. Ces initiatives visent explicitement à éviter la résurgence d’une puissance russe qui profiterait d’un quasi-monopole sur les flux pétroliers et gaziers de la Caspienne. À ce titre les États-Unis ont conduit les républiques d’Asie centrale (excepté le Turkménistan qui refusa) à signer en 1998 un accord les engageant à utiliser prioritairement la voie turque d’exportation des hydrocarbures : oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) et gazoduc BTE (Erzurum)23. Par la suite, ce fut aussi l’objet du corridor gazier sud-européen qui relie le champ de Shah Deniz en Azerbaïdjan au marché européen24. Des initiatives chinoises et turkmènes existent également pour exporter les hydrocarbures kazakhes et turkmènes respectivement vers la Chine ou l’Inde. (Notamment pour l’Inde via l’Afghanistan et le Pakistan dans le projet TAPI. Voir « La construction du pipeline TAPI », Novastan, 14 décembre 2015. https://www.novastan.org/fr/turkmenistan/la-construction-du-pipeline-tapi-un-bluff-turkmene/. Concernant toutes ces alternatives voir Carte 3 : « Les réseaux russo-centrés concurrencés par les initiatives étrangères »)
Confrontée à ces stratégies, Moscou ne reste pas sans voix et dénonce en retour une politique de « refoulement » qui la viserait. Il est vrai qu’un clivage se tient entre ceux des États d’Asie centrale cherchant à se dissocier de la Russie, motivés entre autres par des influences étrangères (Azerbaïdjan, Ouzbékistan, Turkménistan), et ceux qui n’en ont pas la volonté ou la possibilité (Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan) que ce soit pour des raisons ethnolinguistiques (risque de sécession des communautés russophones), économiques (imbrication des économies, dépendance technologique) ou politiques (connivence des élites, protection militaire dispensée par Moscou, rejet de l’influence occidentale)25. Moscou considère que les États-Unis et leurs alliés européens œuvrent au morcellement de l’espace eurasien en favorisant les tendances les plus réfractaires à la domination russe, menant une véritable « bataille » dans l’ombre.
Cette bataille, discrète mais réelle, sur l’itinéraire des réseaux de tubes comporte donc une véritable dimension de politique internationale, puisque des puissances extérieures à l’espace caspien se positionnent ouvertement en faveur du désenclavement par des réseaux non-russes. C’est le cas des États-Unis, de la Commission européenne, de la Turquie, de l’Allemagne, du Japon, de l’Inde et de la Chine. Pour les derniers, il est possible que les motivations soient purement marchandes. Les premiers (États-Unis et Union Européenne au premier chef) sont en sus mus par des considérations politico-stratégiques : Le désenclavement des hydrocarbures de la Caspienne offre d’une part une arme financière à l’Union Européenne dans ses relations énergétiques avec la Russie (en s’approvisionnant directement auprès des États de la Caspienne, elle n’est pas obligée d’acheter ses hydrocarbures à la Fédération, alors qu’elle constitut jusqu’ici son plus gros client) et offre d’autre part l’indépendance énergétique à ces mêmes États. L’énergie étant la base de toute l’économie, cela leur permettrait de s’émanciper des relations multilatérales eurasiennes dominées par la Russie pour se tourner vers des partenariats avec les Occidentaux, réduisant ainsi la puissance de Moscou en Eurasie.
Au vu des modalités du statut de la Caspienne exposées dans notre première partie (partages des fonds et sous-sols en zones souveraines, navigation libre pour les États côtiers et exclusion des tiers) nous pouvons alors in fine envisager les conséquences possibles de cet accord sur le jeu géopolitique global.
L’accord du 12 août : un basculement de l’espace caspien du côté atlantiste ?
Le nouveau statut favorise à première vue le désenclavement des États de la zone Caspienne, puisque ceux-ci peuvent exploiter souverainement les ressources présentes dans les zones maritimes nationales délimitées. On peut donc légitimement penser que la Russie se verra déclassée au profit d’un renforcement de l’influence atlantiste dans cet espace, les États de la région pouvant plus facilement sortir de la situation de russo-dépendance pour collaborer avec les occidentaux. Néanmoins cette vue doit être nuancée.
Premièrement, ce n’est que la reconnaissance d’un état de fait : Les projets tendant à faire disparaître le monopole des réseaux russes de transit des hydrocarbures se multipliant depuis plus de vingt ans, « le blocage n’avait plus grand sens »26. Ces projets n’avantagent d’ailleurs pas uniquement les puissances atlantistes mais aussi certains des partenaires eurasiatiques de Moscou : Chine, Inde, Iran… Les flux peuvent toujours être orientés vers l’Asie plutôt que vers l’Europe. On a donc un paysage non pas unipolaire mais multipolaire, revendication justement portée par la politique étrangère russe, influencée par la doctrine géopolitique néo-eurasiste.
Deuxièmement, cette concession de Moscou peut faire avancer ses positions sur d’autres domaines et peut être lue comme un renforcement de son leadership politique sur un monde eurasien qui a choisi de coopérer sur cette question plutôt que de la régler par la lutte avec un appui sous-jacent des puissances atlantistes. C’est également la perpétuation de son leadership militaire : La flotte russe de la Caspienne est l’arsenal marin le plus important parmi les cinq États côtiers, et l’exclusion de forces navales tierces permet à Moscou de poursuivre le « déplacement du centre de gravité de la capacité militaire russe vers le sud »27. À ce propos, le conflit syrien a été l’occasion de voir réaffirmée l’importance stratégique de la mer Caspienne : de par sa position géographique relativement proche de ce théâtre, la flotte russe a pu lancer sur la Syrie dès le 7 octobre 2015 des missiles de croisière depuis les côtes iraniennes (Missiles « 3M14T » d’une portée de plus de 1500 kilomètres)28. Or on connaît l’importance du rôle russe en Syrie, pièce majeure de sa politique eurasiatique en direction du Moyen-Orient.
Troisièmement, bien que des alternatives pour exporter les hydrocarbures de la Caspienne puissent se développer suite à cet accord, elles ne garantissent pas que Moscou perdra la main dans la région sur son leadership énergétique lui-même. L’extraction des hydrocarbures est ici techniquement complexe29, et les réseaux russes sont déjà existants alors que les voies alternatives supposent des investissements massifs pour construire, entretenir et sécuriser les infrastructures30. Ceci augmente alors notablement le prix de vente des productions des quatre autres États tandis que les produits russes restent hautement compétitifs. D’autant plus que des initiatives sont menées côté russe pour développer encore leurs capacités d’exportation, tant vers l’Europe que vers leurs partenaires eurasiatiques : le tube Nord Stream 1 (2011) sous la Baltique doublé en 2017 ; les gazoducs sous-marins en Mer Noire Blue Stream 1 et 2 à destination de la Turquie (2005) ; le projet Turkish Stream relancé en mars 2017 après la signature début février par Vladimir Poutine de la loi ratifiant l’accord russo-turc sur le financement de ce gazoduc31 ; le gazoduc Force de Sibérie de Yakoutie à Vladivostok pour des clients chinois ; le développement du Système des Cinq Mers32… Même si le maintien des réseaux russo-centrés est dorénavant exclu, là encore ces efforts de modernisations et de restructuration des infrastructures peuvent être lus « dans le cadre d’un effort du pouvoir russe pour créer un cadre institutionnel multilatéral avec les anciens territoires soviétiques »33, puisqu’ils participent de l’intégration économique et du développement de cet espace.
* * *
À travers la question du règlement du statut juridique de la Caspienne, nous avons ainsi pu voir que l’analyse géopolitique menée à différentes échelles offrait un net intérêt heuristique. Derrière les intérêts régionaux divergents entre les États de l’espace caspien, ces développements nous ont en effet permis d’exposer que peut être décrypté à l’échelle globale un profond rapport de force russo-occidental, ayant pour enjeu l’unification de l’espace eurasien ou son morcellement.
Ce rapport de force peut être pensé à travers la clé de lecture géopolitique distinguant les pôles de puissance eurasien et euro-atlantique, qui nous semble pertinente pour analyser les enjeux de pouvoir dans cet espace et ouvrir à des prospectives utiles. En l’occurrence, nous avons esquissé une présentation de l’accord du 12 août 2018 comme ouvrant vers une consolidation des ambitions continentales russes, la Fédération avançant ses pions pour créer un cadre institutionnel multilatéral viable et global. Néanmoins, la pertinence de cette proposition nécessite un développement bien plus complet sur les atouts et limites des projets russes d’unification de l’Eurasie et de coopération eurasiatique34.
Finalement, sous-jacente à une « banale » question juridique, c’est la vieille peur de Mackinder, laquelle anime toute la littérature géopolitique anglo-saxonne depuis un siècle, qui s’esquisse : la venue ou non d’un contrôle continental du Heartland associé au Rimland, lequel contrôle permettrait une inévitable domination mondiale. La question promet encore des développements géostratégiques palpitants, ainsi que l’exprimait Sergueï Karaganov en 2004 :
« Après la victoire du capitalisme libéral démocratique dans la Guerre Froide, il semblait que cette victoire était définitive. Quinze ans plus tard, il est apparu que la compétition n’était pas terminée »
Par Léo C.
1 Avec notamment la présence du grand esturgeon, ou béluga, dont les œufs servent à produire le caviar le plus onéreux au monde : plus de 20 000 £ par kilogrammes, soit 25 000 $, prix enregistré au Guinness World Records : http://www.guinnessworldrecords.com/world-records/most-expensive-caviar
2 Les estimations varient très fortement : En 2012, l’Agence Internationale de l’Énergie estime les réserves de pétrole à 48 milliards de barils (revues à 50 milliards depuis, soit l’équivalent des réserves des États-Unis) et celles de gaz naturel à 8 268 milliards de m3 (25% des réserves iraniennes, 33% des réserves qataris, 84% des réserves étasuniennes). Aujourd’hui, ce chiffre monterait à 300 000 milliards de m³ selon l’AFP. Voir « Pétrole : début du chantier d’un gisement de Lukoil en mer Caspienne », AFP Infos Economiques, mardi 16 octobre 2018. URL : https://nouveau-europresse-com.ezscd.univ-lyon3.fr/Search/ResultMobile/0, consulté le 2 décembre 2018.
3 HERBERT Fabien, « Mer Caspienne : la Russie assoit son influence, la Chine guette », Asialyst, 22 août 2018. URL : https://asialyst.com/fr/2018/08/22/mer-caspienne-russie-assoit-influence-chine-guette/ , consulté le 13 novembre 2018.
4 Acception de la géopolitique telle que présentée dans l’œuvre d’Yves Lacoste.
5 Cette dichotomie renvoie à une opposition proposée par certains chercheurs et que nous présenterons plus bas. Afin d’éclairer la lecture, définissons toutefois dès maintenant à grands traits l’ambition eurasienne comme celle de la Fédération de Russie cherchant à associer politiquement les États de son « étranger proche » (espace de l’Eurasie correspondant à celui de l’ex-URSS), et la volonté euro-atlantiste qui sera au contraire de refouler la Russie et de diviser politiquement cet espace.
6 Voir
l’entrée « Caspienne, géopolitique », dans
l’Encyclopaedia Universalis.
URL :
https://www.universalis.fr/encyclopedie/caspienne-geopolitique/
consulté le 6 décembre 2018.
7 Sur tous ces points, voir notamment : DOIX Vincent, « Stratégie de la mer Caspienne : le dernier avatar de la mainmise russe », Diploweb, 25 septembre 2016. URL : https://www.diploweb.com/Strategie-de-la-mer-Caspienne-le.html, consulté le 23 novembre 2018.
8 Notamment le traité soviéto-iranien de 1921, ou encore le traité de commerce et de navigation de 1940.
9 Pour l’historique sur la question, voir la rubrique « Chronologie » du dossier « Mer Caspienne : enjeux pétroliers », La Documentation Française, 3 août 2005. URL : https://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/d000091-mer-caspienne-enjeux-petroliers/chronologie consulté le 13 novembre 2018.
10 Le gisement pétrolier kazakh de Tengiz est par exemple estimé à 13 milliards de barils.
11 Voir BRUNEAU Michel, L’Eurasie – Continent, empire, idéologie ou projet, Paris, CNRS Éditions, 2018, p. 234.
12 En 2003 par exemple, Russie, Azerbaïdjan et Kazakhstan s’accordent pour délimiter les fonds marins entre eux. Des accords plus spécifiques visèrent l’exploitation conjointe de certains gisements d’hydrocarbures. Voir aussi la succession de sommets : Achgabat (Turkménistan) en 2002, Téhéran en 2007, Astrakhan en 2014. Quant aux crises, nous pouvons citer le différend de 1997 entre Turkménistan et Azerbaïdjan à propos de gisements situés entre les deux pays. Leurs relations ne se normalisèrent pas avant 2003. Sur l’ensemble de ces points, voir DOIX Vincent, « Stratégie de la mer Caspienne : le dernier avatar de la mainmise russe », Op. cit. ainsi que la chronologie du dossier de La Documentation Française cité.
13 Ibid.
14 BELLANGER Anthony, « La Caspienne, une mer ou un lac ? », France Inter, 13 août 2018. URL : https://www.franceinter.fr/emissions/geopolitique/geopolitique-13-aout-2018, consulté le 12 novembre 2018.
15 NOVOPROUDSKI Semion, « La Constitution de la Mer Caspienne signe la mort définitive de l’URSS », Courrier International, 29 août 2018. URL : https://www.courrierinternational.com/article/vu-de-russie-la-constitution-de-la-mer-caspienne-signe-la-mort-definitive-de-lurss, consulté le 12 novembre 2018.
16 Voir « La Mer Caspienne au cœur d’un accord historique », Le Monde, 12 août 2018. URL : https://www.lemonde.fr/international/article/2018/08/12/la-mer-caspienne-au-c-ur-d-un-accord-historique_5341696_3210.html
17 Voir HERBERT F. « Mer Caspienne… », Op. cit.
18 Raisonnement exposé par CUMIN David à l’occasion du cours magistral « L’Eurasie avant et depuis 1991 » dispensé de janvier à avril 2018 en master 1 Relations Internationales à l’Université Jean Moulin Lyon 3. Présenté également dans BRUNEAU Michel, L’Eurasie, op. cit., notamment dans son chapitre 12.
19 Voir la rubrique « Une mer enclavée : géostratégie et transport » du dossier « Mer Caspienne : enjeux pétroliers », La Documentation Française, op. cit.
20 BRUNEAU Michel, L’Eurasie, op. cit., p. 232.
21 Ibid., p. 275.
22 Ibid. p. 232 et p. 274.
23 ROY Olivier, « L’Asie centrale contemporaine », Que sais-je ?, Paris, PUF, 2005, pp. 75-82.
24 Ce corridor, construit avec la possibilité de faire varier son débit (de 16 Mm3/an à 31 Mm3/an), serait composé à terme de trois gazoducs : le South Caucasus Pipeline reliant Azerbaïdjan et Géorgie, le TANAP (Trans Anatolian Pipeline) traversant la Turquie jusqu’à la frontière bulgare, et le TAP (Trans Adriadic Pipeline) qui doit rejoindre l’Italie via la Grèce et l’Albanie. Voir DOIX Vincent, « Stratégie de la mer Caspienne… », Op. cit.
25 BRUNEAU M., L’Eurasie, Op.cit., p. 233.
26 Dixit Jean Radvanyi, grand spécialiste de l’espace russe et caucasien. Voir « Mer Caspienne: les pays riverains signent un accord historique », Radio France International, 12 août 2018. URL : http://www.rfi.fr/asie-pacifique/20180812-mer-caspienne-accord-russie-azerbaidjan-iran-kazakstan-turkmenistan, consulté le 15 novembre 2018.
27 A entendre en considérant le développement du «Bastion stratégique sud » (voir MONGRENIER, « Poutine et la mer. Forteresse ‘Eurasie’ et stratégie océanique mondiale », Hérodote, numéro 163, 2016, pp. 61-85) en mer Noire, les déclarations et actions en direction de l’Afghanistan concomitamment au retrait des forces otaniennes, le déploiement de nouvelles troupes russes au Tadjikistan, la création d’une force d’intervention commune des pays de la Communauté des États Indépendants (CEI)… Voir DOIX Vincent, « Stratégie de la mer Caspienne… », Op. cit.
28 DOIX Vincent, « Stratégie de la mer Caspienne… », Op. cit.
29 DJALILI Mohammad-Reza et KELLNER Thierry, Géopolitique de la nouvelle Asie centrale, Genève, Graduate Institute Publications, 2006 4e ed. (2001), p. 192.
30 D’autant plus au vu des zones à risques traversées : Afghanistan, Pakistan, voire le nord-ouest et le littoral géorgiens menacés de sécessions et le grand-est turc marqué par son instabilité.
31 Voir BRUNEAU M., L’Eurasie, Op. cit., p. 274.
32 Il s’agit du pendant russe au projet OBOR : favoriser les liaisons entre l’Asie du Sud et l’Europe du Nord via l’Asie centrale et la Fédération de Russie, par des voies ferroviaires, routières et fluviales entre les mers Baltique, Arctique, Caspienne, Noire et Blanche. MARCHAND Pascal, « Empire russe, URSS, Fédération de Russie : continuités et/ou changements géopolitiques ? », conférence donnée à l’Université Jean Moulin Lyon 3, 15 décembre 2017.
33 BRUNEAU M., L’Eurasie, Op. cit., p. 274.
34 Ces limites résidant notamment dans l’insuffisance de la taille du marché eurasien, la pauvreté des États concernés, l’attraction vers les grands marchés mondiaux persistante, l’inégalité des forces… Voir BRUNEAU, L’Eurasie, Op. cit., pp. 275-276.
Bibliographie
Articles
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DOIX Vincent, « Stratégie de la mer Caspienne : le dernier avatar de la mainmise russe », Diploweb, 25 septembre 2016. URL : https://www.diploweb.com/Strategie-de-la-mer-Caspienne-le.html, [consulté le 23 novembre 2018]
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NOVOPROUDSKI Semion, « La Constitution de la Mer Caspienne signe la mort définitive de l’URSS », Courrier International, 29 août 2018. URL : https://www.courrierinternational.com/article/vu-de-russie-la-constitution-de-la-mer-caspienne-signe-la-mort-definitive-de-lurss [consulté le 12 novembre 2018]
« Pétrole : début du chantier d’un gisement de Lukoil en mer Caspienne », AFP Infos Economiques, mardi 16 octobre 2018. URL : https://nouveau-europresse-com.ezscd.univ-lyon3.fr/Search/ResultMobile/0, [consulté le 2 décembre 2018]
Cours et conférences
CUMIN David à l’occasion du cours magistral « L’Eurasie avant et depuis 1991 » dispensé de janvier à avril 2018 en master 1 de Relations Internationales à l’Université Jean Moulin Lyon 3.
MARCHAND Pascal, « Empire russe, URSS, Fédération de Russie : continuités et/ou changements géopolitiques ? », conférence donnée à l’Université Jean Moulin Lyon 3, 15 décembre 2017
Ouvrages
BRUNEAU Michel, L’Eurasie – Continent, empire, idéologie ou projet, Paris, CNRS Éditions, 2018, 352 pages.
DJALILI Mohammad-Reza et KELLNER Thierry, Géopolitique de la nouvelle Asie centrale, Genève, Graduate Institute Publications, 2006 4e ed. (2001), 588 pages.
MARCHAND Pascal, Atlas géopolitique de la Russie – Le grand retour sur la scène internationale, Paris, Éditions Autrement, 2015, 96 pages.
ROY Olivier, « L’Asie centrale contemporaine », Que sais-je ?, Paris, PUF, 2005, 128 pages.
Sitographie
« Mer Caspienne : enjeux pétroliers », La Documentation Française, 3 août 2005. URL : https://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/d000091-mer-caspienne-enjeux-petroliers/chronologie [consulté le 6 novembre 2018]
Sources juridiques
Convention des Nations Unis, voir le texte intégral sur : http://www.un.org/depts/los/convention_agreements/texts/unclos/unclos_f.pdf