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Quelle armée pour la Russie ?

« Dans tout appareil d’Etat, l’armée est bien l’institution dont l’analyse et la compréhension relèvent par excellence de l’analyse géopolitique, c’est-à-dire de la démarche qui permet de mieux comprendre les rivalités de pouvoirs sur des territoires. »[1] Yves Lacoste

Introduction

L’armée russe n’en finit plus d’étonner. Le 6 février 2018, le vice-ministre de la défense russe Iouri Borissov indique l’achat par le ministère de la défense de 114 hélicoptères de combat Ka-52 Alligator. Les engins font la fierté de l’industrie de défense russe et avec raison. Ces hélicoptères de dernière génération sont capables de mener des missions de jour comme de nuit, de détruire un blindé ou un aéronef et disposent dorénavant de nouveaux missiles à longue portée ainsi que d’un système d’optique amélioré. De plus, le Ka-52 est actuellement l’unique hélicoptère de combat doté de rotors coaxiaux. Aussi puissant qu’un hélicoptère Apache, « l’Alligator » ne souffre plus de la comparaison avec son concurrent américain.

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Cependant que la Russie montre à chacune de ses interventions la performance croissante de son matériel au service de son efficacité sur le champ de bataille, l’armée russe est-elle aussi forte qu’elle le souhaite ? Quelle est la place de l’armée dans l’histoire, comment l’institution militaire est-elle hiérarchisée en Russie,  quels sont les liens entre le politique et l’armée ? Quelle est la doctrine de défense du plus grand pays du monde ?

Histoire récente de l’armée russe

“Parce qu’un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir” Maréchal Foch

L’armée en crise dans les années 1990

Héritière de l’Union soviétique, la nouvelle fédération de Russie héritait de la majeure partie des armements soviétiques disséminés en Europe de l’est. Frappée cependant par les difficultés économiques, l’armée russe restait figée dans le carcan soviétique par lequel elle avait été forgée. Les difficultés de Boris Eltsine à adapter l’armée de la nouvelle Russie sont rapidement apparues face à l’impossibilité d’investissement subit de plein fouet par l’armée. Ces années critiques expliqueront en outre la difficulté de la Russie à restaurer la sécurité au sein même du territoire de la fédération. De décembre 1994 à août 1996, la première guerre de Tchétchénie montrera ainsi les lacunes profondes en matière de défense par les limites d’une armée à bout de souffle, prenant des mois à reprendre le contrôle la ville de Grozny, mobilisant 100 000 hommes contre quelques milliers d’indépendantistes tchétchènes.

Accédant à la présidence le 31 décembre 1999, Vladimir Poutine inscrit à l’ordre du jour la relance de l’activité économique et la modernisation des équipements militaires. Tablant sur l’objectif d’une croissance rapide (environ 8 % par an, rapidement revu à la baisse à 3.5 % par an)[2], le président Poutine compte bien user du levier économique pour permettre à son pays de retrouver sa place de grande puissance.

La réforme de 2008 et l’augmentation des budgets ont débloqué la possibilité de rattraper les avances occidentales. Cependant, le retard accumulé depuis la chute de l’URSS a inévitablement produit des écarts technologiques dans des pôles de développement d’avenir : communications militaro-informatique, systèmes de défense spatiaux, drones.

Certains domaines en revanche, considérés comme essentiels à la politique de défense souveraine ont été priorisés. Ainsi les investissements dans le nucléaire sont prépondérants ainsi que les éléments de la dissuasion (mobilité des troupes, protection anti-missile).

“La Russie doit être parmi les pays leaders, et dans certains domaines, un leader absolu dans la création d’une armée de nouvelle génération”[3] Vladimir Poutine

Etre soldat en Russie

Depuis le renouveau russe et l’établissement de la nouvelle constitution de 1993, les observateurs auront noté une dynamique importante au sein de l’armée russe concernant la variation de l’effectif militaire. Pays continuateur de l’Union soviétique dissoute, la Russie a rapidement amorcé le retour de nombreux soldats russes positionnés jusqu’alors dans toute l’Europe de l’Est. En 1992, l’effectif militaire compte 2.7 millions d’individus. La crise économique et le différentiel des ambitions de la nouvelle Russie en comparaison de celles de l’URSS auront raison d’une baisse nécessaire des effectifs. En 2008, on ne comptera plus qu’1.13 millions de militaires. Depuis le 1er janvier 2018, le décret présidentiel établit un nombre total de 1 013 628 militaires conformément à l’objectif fixé d’un million.[4]

Etre soldat en Russie n’est pas encore un métier rêvé car certaines tendances négatives au sein de l’armée peinent à être atténuées. En effet, on observe que les décès de militaires sont anormalement dus à des situations externes au combat. En 2002 parmi les morts de militaires russes, 13 % l’ont été lors d’accident de la route avec des engins militaires. Puis, 13 % de plus suite au non des respects des règles de sureté avec arme. Enfin, 27 % d’entre eux l’ont été suite à un suicide. En 2003, le ministère de la défense attribuait jusqu’à 35 % des morts aux suicides. [5]

Par ailleurs, le pays observe de grandes difficultés à conserver l’attractivité de son armée. Les renouvellements de contrats sont en baisse et la capacité à constituer des corps de sous-officier demeure historiquement une lacune russe. De plus, le temps du service militaire est réduit à un an. Pourtant le ministre de la défense Sergueï Choïgou, en poste depuis 2012, travaille à revaloriser le métier de militaire par une augmentation des soldes, l’amélioration des conditions de logements et une valorisation de l’expérience accrue. En vue de redorer le blason de l’armée, le ministère de la défense poursuit un objectif de sensibilisation auprès des jeunes. Bien loin encore de tenir des stands militaires au sein des établissements scolaires comme aux Etats-Unis, les efforts en Russie ont été portés auprès des jeunes par le biais de campagnes d’initiations et de jeux interactifs, sorte de soft power interne auprès d’une jeunesse davantage formée au patriotisme.

« Les élèves apprendront à se défendre, à défendre leurs parents, et à défendre la patrie »[6] Vladimir Poutine

Les Siloviki : symboles d’une histoire longue de la défense

Les Siloviki désignent aujourd’hui les structures dites « de force » au sein desquels on retrouve entre autres les institutions de l’armée, du renseignement, de la justice. Leur compréhension est nécessaire pour saisir le poids de l’armée dans la vie politique russe.

Au XVIIIème siècle, grâce à Catherine II de Russie, apparait un nouveau type de personnage que l’on pourrait qualifier « d’intellectuel militaire ». Sous l’impulsion de la tsarine, ils forment alors un corps d’une efficacité redoutable par leur profil complet au service de l’Etat. Deux siècles plus tard, cette tradition s’est perpétuée de sorte que les services de « force » en particulier l’armée et le renseignement continuent de prospecter dans les universités russes cherchant à dénicher les meilleurs éléments. L’exemple le plus connu de ce profil d’homme, concerné par le devoir national, fort d’une culture générale solide et de compétences multiples est celui de l’actuel président Vladimir Poutine, lui-même recruté par le KGB à l’issu de son parcours universitaire.

Le poids des Siloviki n’est pas uniquement anecdotique. Son poids est non seulement réel mais surtout grandissant notamment depuis le retour de la Fédération de Russie en 1991. Dans l’administration des chefs d’Etats, les Siloviki représentaient environ 4 % sous Gorbatchev, 7 à 8 % sous Eltsine et environ 25 % sous Poutine.

Le nombre de Siloviki était en 2003 d’environ 9 % à la Douma[7]. Si leur présence dans l’appareil législatif reste importante, elle ne peut en aucun cas être comparée au temps de l’Union soviétique de Gorbatchev et «  son millier de députés militaires du Congrès des députés du peuple. »[8]

Vladimir Poutine a de manière significative renforcé la part de Siloviki dans les structures de décision (environ 25 % des effectifs depuis 2003). Elle n’a pourtant rien d’une classe d’apparatchiks militaires se partageant le gâteau politique. Le président russe adapte en réalité les fonctionnaires issues des structures de forces aux postes décisionnaires afin qu’ils exécutent la politique nationale. Si les Siloviki accèdent plus facilement au pouvoir qu’auparavant, les licenciements sont également nombreux et rapides lorsque Vladimir Poutine le juge nécessaire.

Pour Cyril Gloaguen, « Poutine ne poursuit donc pas une logique de caste ou d’institution, pas plus qu’il ne protège une caste ou une institution – militaire en l’occurrence-, mais une logique personnelle : imposer son pouvoir grâce à des hommes sûrs, issus du même moule que le sien […] »[9] concluant donc à contre-courant du discours de la plupart des médias occidentaux qu’ : «  Imaginer que les Siloviki se sont emparés du pouvoir en Russie, pour leur profit personnel ou pour des raisons idéologiques, relève de la chimère. »[10]

D’ailleurs, il est d’ailleurs aussi courant de voir des personnels civils remplacer des profils issus des Siloviki jugés incompétents aussi rapidement que l’inverse. Si la collusion entre le politique et les militaires est effective de même qu’entre les politiques et les affaires économiques, il serait injuste de conclure que les hommes politiques poursuivent des objectifs strictement individuels en privilégiant leur fortune ou leur pouvoir personnel. Pour la plupart et notamment le premier d’entre eux : le président Vladimir Poutine, l’intérêt national prime.[11]

« La discipline est l’âme d’une armée. Elle rend impressionnante les nombres réduits, procure la réussite au faible, et la considération à tous. » George Washington

L’Etat de l’armée russe

« Au fond, c’est toujours le même choix : l’effort qui coûte, ou la facilité qui, sur le moment, est agréable pour tout le monde. Mais, en voulant faire plaisir, on disparaît soi-même »

Charles de Gaulle, 1963

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/8b/Soviet_and_Russian_military_expenditures_in_constant_2015_dollars_%28SIPRI_figures%29.png[12]

Lorsque la Fédération de Russie naquit des cendres de l’Union soviétique, les budgets militaires avaient alors subi les conséquences désastreuses d’une perestroïka ratée, dans un pays largement corrompu soudainement ouvert aux désordres du marché mondial. Les années 1990 correspondent aux années noires de la jeune Russie, instable politiquement, minée économiquement et décrochée militairement. La venue au pouvoir de Vladimir Poutine à la fin de l’année 1999 marque le début d’un tournant déjà historique. Malgré ses carences, la Russie retrouve l’autorité sur son propre territoire en mettant fin au conflit tchéchène. Retrouvant rapidement les bénéfices de son activité pétro-gazière, le pays peut alors amorcer le retour de son armée au rythme des résultats économiques favorables et d’une constance politique retrouvée. Ainsi, depuis 2002, la part du budget défense se stabilise, oscillant entre 2.5 % et 3 % du PIB. Depuis 2014, elle atteint même 4 % du PIB, retrouvant un budget cohérent avec son statut de puissance par une dépense d’environ 70 milliards de dollars en 2015.

Au sein de cette dynamique positive, le complexe militaro industriel montre également la confiance des acteurs mondiaux dans la production russe d’armements. Entre 2012 et 2016, les ventes russes représentent 23 % des parts de marché mondial de l’armement. Avec un chiffre d’affaires d’environ 15 milliards par an, la Russie se place au rang de second exportateur d’armes derrière les Etats-Unis. Le rôle économique du complexe militaro-industriel est important mais reste secondaire comparé à la rente pétro-gazière.

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Si les pays importateurs d’armements russes dépendent de la Russie quant aux pièces de rechange, il n’est pas évident de conclure à une transformation du pouvoir de l’exportateur en matière politico-diplomatique. Des clients d’importance comme le Vietnam et le Venezuela (respectivement 1 milliard $ d’importations russes en 2014) [13] ainsi que l’Egypte ou la Libye demeurent de simples partenaires commerciaux. Du côté asiatique, la Chine et l’Inde sont les premiers partenaires du complexe militaro industriel russe, à hauteur de 3.7 milliards $ pour la Chine et 2.3 milliards $ pour l’Inde en 2014. Pour autant, le poids de leur importation reste trop faible pour que la Russie en retire un argument de puissance. Seule la vente d’armes en Syrie, représente une véritable volonté de peser politiquement sur le proche orient. Néanmoins, le conflit en Syrie a empêché la signature de gros contrats depuis 2011.[14] Ainsi pour Moscou, le complexe militaro-industriel n’est pas seulement perçu comme un canal économique source de revenus mais également comme une garantie de stabilisation de l’armée russe et ses équipements face au choc du déclassement subi dans les années 1980 et 1990.

La marine russe : symbole du renouveau de la puissance

« En Marine, rien ne s’improvise, pas plus les bâtiments que les hommes.
Pour avoir une Marine, il faut la vouloir beaucoup, et surtout la vouloir longtemps. »

Prince de Joinville

Si la Russie a toute sa place dans l’histoire maritime depuis Pierre Le Grand, la marine russe à partir de 1991 a souvent été moquée pour son déclin critique. Depuis quelques années pourtant, il convient de noter le retour du pays dans la restauration de sa flotte et dans les investissements de longs termes. Les déploiements entrepris en mer Noire et en méditerranée lors du conflit syrien à partir de 2011 illustrent le regain d’intérêt porté à la marine.

Ainsi Igor Delanoë explique que « ces démonstrations de force- au demeurant pas nécessairement justifiées au plan opérationnel- illustrent le saut qualitatif réalisé par la marine russe à l’occasion du programme d’armement 2011-2020 lancé par Anatoli Serdioukov » et ajoute qu’ « elles contribuent à la reconstruction de l’image de la marine russe qui avait été profondément écornée par la décennie noire des années 1990. »[15]

A la tête de ce renouveau, la venue de la flotte à partir de décembre 2013 jusqu’à la base d’appui de Tartous mise à disposition par la Syrie est un véritable test pour la marine russe. Au cœur de ce déploiement, le déplacement du porte –avion russe aide à mieux comprendre les ambitions de la Russie.

Disposant pour l’instant d’un seul porte avion nommé Amiral Kouznetsov, commandé au début des années 1980 et opérationnel depuis 1995, la Russie déclare depuis plusieurs années sa volonté d’investir massivement dans les bâtiments navals de type porte-avions. Il est vrai que le Kouznetsov a s’est révélé très efficace dans le cadre du conflit Syrien en permettant la réalisation de « 420 sorties dont 117 de nuit détruisant plus de mille cibles » [16] de Novembre 2016 à janvier 2017. En service depuis trente ans, il a rejoint, au premier semestre 2017, le chantier naval de Zvezdochka pour y être modernisé jusqu’en 2020.[17] Pour les russes une chose est certaine : un seul port avion ne peut suffire à l’accomplissement de leur objectif.

ТАКР "Адмирал Кузнецов"

L’actuel et unique porte-avion russe : Amiral Kouznetsov

Le projet du porte-avion Storm démontre l’ampleur de l’ambition russe et de sa préoccupation stratégique maritime. En effet, il s’agit de noter qu’un porte-avion ne se déplace jamais sans une flotte l’accompagnant (frégates, croiseurs, navires anti-sous-marin, navires de maintenance et sous-marins nucléaire d’attaque). L’importance donnée au porte-avion demeure un bon indicateur pour mesurer l’ambition globale de la marine d’un pays. Pour la Russie, l’objectif à long terme est simple : pourvoir chaque flotte russe d’un porte avion de type Storm, lui-même accompagné par un escadron de cuirassés et de sous-marins, soit la volonté d’associer un porte-avion à chacun des quatre ensembles navals (hors mer Caspienne).[18]

http://i.f1g.fr/media/ext/680x/www.lefigaro.fr/medias/2013/09/18/PHOd7a09300-207b-11e3-bd64-cbf9ffc145bf-805x472.jpg[19]

Si les doutes subsistent quant à la réalisation de ce projet dont le démarrage est annoncé en 2020, de par son coût (environ 30 milliards de dollars US) et la capacité technologique et logistique des russes à sa construction, il n’en reste pas moins que l’intérêt pour des porte-aéronefs de dernière génération valide la dynamique d’investissements militaires importants dans la défense navale.

Porte-avion Kouznestov actuel Projet  du Porte-avion « 23000E Storm » Porte-avion USS Gerald R.Ford (CVN-78)
Pavillon Drapeau de la Russie Drapeau de la Russie Résultat de recherche d'images pour "drapeau américain logo"
Dimensions (mètres) 304 x 71 330 X 40 337 x 41
Charge maximale (tonnes) 59 000 100 000 100 000
Vitesse (nœuds) 30 30 > 30
Capacité d’accueil 14 avions et 12 hélicoptères 90 avions et hélicoptères 80 avions
Equipage 2600 hommes 4000 hommes 4660 hommes
Propulsion Classique (Turbopropulseur) Nucléaire Nucléaire
Particularités Décollage par tremplin Catapultage électromagnétique[20] Catapultage électromagnétique

Source : création de l’auteur. Voir sources[21]

Réduite à une marine régionale depuis son retour, la fédération de Russie peut être aujourd’hui désignée comme une marine à capacité mondiale par sa compétence théorique à intervenir dans le monde. Ni sa volonté, ni ses finances ne vont dans le sens de l’ambition d’une marine globale, présente dans tous les océans comme celle des Etats-Unis ou l’ancienne marine soviétique. La marine russe n’a donc vocation qu’à protéger l’étranger proche et à intervenir dans les zones stratégiques pour prévenir toute menace. Les projets qui lui sont associée demeurent limités par la rationalisation des budgets militaires et ce malgré leur dimension stratégique prioritaire. Pourtant son déploiement important en méditerranée lors de la guerre en Syrie et l’efficience dont elle a fait preuve ont rehaussé le seuil de crédibilité de la composante navale russe.[22] De plus, le processus de maritimisation économique lancé par la « doctrine maritime de la Fédération de Russie jusqu’en 2020 » indique la volonté du président Poutine de doter la Russie «  d’une doctrine maritime »[23] et pas seulement d’une doctrine navale. Plus récemment, le retour définitif de la Russie en mer Noire et le positionnement de sa flotte en méditerranée par l’accès permanent à la base navale de Tartous démontre les ambitions d’un retour réfléchi de la Fédération dans les zones maritimes décisives. Par ailleurs, l’implication constante de la flotte du Nord retranscrit le projet d’ « une présence navale suffisante » dans l’Atlantique (doctrine de juillet 2015)[24]. La flotte accompagne également les projets au Nord du pays tant pour la zone Arctique que pour le passage du Nord-est, aux intérêts économiques prometteurs.[25]

Le retour de la marine russe à un rythme soutenu ne masque pourtant pas les problèmes inhérents de délais de construction et de livraison des équipements ainsi que leur usure, la plupart des bâtiments opérationnels demeurant issus de la période soviétique. Les discours ambitieux et les investissements grandissants ne parviennent pas encore à faire de la Russie un acteur maritime mondial. Ils suffisent cependant à ce que Moscou puisse agir de manière efficiente dans les zones régionales stratégiques autour du territoire de la fédération.

« Quand la supériorité absolue n’est pas possible, vous devez rassembler vos ressources pour obtenir la supériorité relative au point décisif. » Carl Von Clausewitz

« Traditionnellement, pour un Russe, dès que l’on quitte les eaux côtières, on navigue dans les eaux étrangères ou circulent les bâtiments de l’adversaire, quel qu’il soit » Claude Huan [26]

Une armée au service de la doctrine politique

Le nucléaire : l’assurance de la puissance

«  La conservation par la Fédération de Russie du statut de puissance nucléaire capable de réaliser la dissuasion nucléaire d’adversaires potentiels de déclencher une agression contre la Russie et ses alliés [demeurera] la priorité essentielle de notre pays ». Nikolaï Patrouchev[27]

Héritière du passé nucléaire soviétique et des stocks d’armes de l’union, la Russie considère l’arme nucléaire comme un outil essentiel de sécurité, capable d’assurer l’indépendance du pays face aux menaces potentielles. A partir de 1991 les équipements de l’armée conventionnelle sont terriblement mal au point et accablés par la faiblesse de leur financement. La Russie comprend rapidement que l’arme nucléaire est seule capable de maintenir le pays au rang des grandes puissances. Sa doctrine nucléaire est caractéristique de sa faiblesse, sa crédibilité reposant alors sur une doctrine de l’emploi en premier de l’arme nucléaire. Au cours des années 2000, la Russie n’use plus du terme de l’emploi en premier mais décrit l’arme nucléaire comme outil capable de riposter en cas d’utilisation d’arme nucléaire d’un agresseur ou d’une attaque conventionnelle massive mettant en péril l’Etat russe. Il s’agit bien d’un abaissement du seuil d’utilisation de l’arme nucléaire doublé d’une amélioration récente des capacités conventionnelles. Ces dernières seules n’étant pas assez dissuasives pour empêcher tout conflit majeur, la triade nucléaire (air-sol, sol-sol, mer-sol) demeure essentielle pour voir la Russie demeurer un acteur majeur parmi les puissances mondiales. Comme la plupart des puissances nucléaires, la Russie obéit donc au paradigme du bouclier, compris comme la volonté de sanctuariser son territoire national et de maintenir la dissuasion afin d’assurer la sécurité de la nation.

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La Russie : une doctrine alternative

La réforme de 2008 semble porter lentement ses fruits. La politique d’investissement de Moscou projette toujours de rattraper les retards en termes d’équipements datant de l’Union soviétique en les modernisant suffisamment si possible mais cherche davantage à opérer une nouvelle dynamique de remplacement, nécessaire pour rattraper les autres puissances.

« La Russie n’est jamais aussi forte ni aussi faible que l’on croit » Otto von Bismarck

Les limites d’une puissance pauvre 

Malgré sa lente remontée, la Russie n’est concrètement pas aussi puissante qu’elle le laisse paraitre. Sous plusieurs aspects, elle demeure ainsi paradoxalement « une puissance pauvre » désignant selon Georges Sokoloff une relation anormale entre la politique extérieure d’un Etat et le progrès intérieur du peuple. » Si les succès militaires permettent à l’armée russe de voir sa côte monter auprès des peuples de la fédération (70 % de confiance d’après les derniers sondages), les coûts sociaux et économiques peuvent toujours produire de rapides mécontentements lorsque les difficultés se font sentir (Naufrage du K-141 Koursk, retards observés lors de l’adaptation du missile Boulava aux SNLE de classe Boreï).

En attendant d’atteindre la plénitude de ses moyens militaires, la Russie est réduite à l’axiome énoncé par Louis XIV selon lequel « Tout l’art de la politique est de se servir des conjectures. » Elle tente d’optimiser les ressources en faisant preuve de créativité stratégique en usant notamment d’une démarche de guerre hybride alliant à la fois des opérations de guerre conventionnelle, de guerre asymétrique, d’éléments de cyberguerre ; démarche souvent finement accompagnée d’une politique diplomatique très cohérente comme lors de l’implication russe dans le Donbass (Ukraine) depuis 2014.

«  La puissance ne consiste pas à frapper fort ou souvent, mais à frapper juste. » Honoré de Balzac

L’impact de la guerre de représentation avec l’Occident

Si l’occident avait perçue la nouvelle Russie comme une puissance déchue, sa plus grande erreur étant «  de croire qu’il a vaincu la Russie et gagné la guerre froide »[28] selon les mots d’Alexandre Del Valle, l’impulsion opérée par Vladimir Poutine à la tête de l’Etat russe ne cessera de se rapprocher des puissances de l’ouest et des Etats-Unis malgré les désaccords quant à l’intervention militaire occidentale en Serbie. Trop faible pour réagir et toujours préoccupée par les volontés séparatistes tchétchènes menaçant l’unité de la jeune fédération, la Russie avait tendu à la main à plusieurs reprises : union contre le terrorisme islamique, plan de défense commun à l’échelle de l’Europe, intégration à l’OTAN ; toutes ces propositions sont restées lettres mortes. La fracture de la seconde guerre d’Irak les viendra geler définitivement en 2003-2004. En 2011 alors qu’une coalition otanesque mène l’opération en Lybie, Moscou ne peut encore s’y opposer militairement et décide de s’abstenir lors du vote de la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies.

Après la brève réponse en Géorgie en 2008, la décision d’intervenir dans le conflit Syrien marque une rupture indiquant le retour de la puissance russe sur la scène diplomatico-politique s’appuyant sur son assise militaire poussant l’occident à revoir ses ambitions au Proche-Orient. Le retour en efficacité et en crédibilité de l’armée russe tend à alors à affirmer la multipolarité de la société internationale. «  L’échec du partenariat stratégique avec l’Occident a compliqué la redéfinition de la politique de puissance de la Russie, et a conduit cette dernière à revaloriser progressivement les thématiques militaires dans sa stratégie internationale. »[29]

L’armée est vue en Russie comme instrument de politique étrangère important via la politique de défense et représente une garantie de la souveraineté. Partisante de ce monde multipolaire, la Russie considère que la menace est partout. Tout comme le général de Gaulle en son temps[30], Vladimir Poutine conclue que l’instabilité du monde implique de doter son pays de moyens complets capables de répondre à toutes les menaces par une capacité de tir « tous azimuts ».

Le projet de bouclier anti-missile disposé sur le territoire polonais confirme cette nécessité : «  Si un nouveau système de défense antimissile est établi en Europe de l’Est, alors nous devons vous prévenir que nous devrons prévoir une réponse. Nous prenons sur nous la responsabilité de mesures de représailles, car ce n’est pas nous qui sommes les initiateurs de cette nouvelle course aux armements, imminente en Europe »[31] déclarait Vladimir Poutine en 2007.

Au cœur d’une véritable guerre de représentation, l’armée russe continue d’être régulièrement diabolisée par les médias occidentaux. Ainsi, le missile balistique intercontinental russe RS-28 Sarmat est toujours évoqué via un nom tronqué : « Satan II ». Certains médias enfoncent le clou, en adaptant le message aux auditeurs, titrant que le missile sera capable de « raser un pays comme la France. »[32]

Les autorités militaires russes sont alors toujours tenues de prendre en compte les déploiements américains et occidentaux tandis que «  les dirigeants russes sont simultanément préoccupés par les missiles chinois de portée intermédiaire pointés vers leur territoire, alors même que Russes et Américains ont renoncé à cette catégorie d’armes (500/ 5500 km). »[33] Face à l’échec des tentatives de « reset » avec les Etats-Unis, le dépassement de la focalisation sur l’occident n’est pas encore venu.

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«  Les auteurs géopolitiques de premier plan sont les Etats dotés d’une capacité et d’une volonté nationale suffisantes pour exercer leur puissance et leur influence au-delà de leurs frontières. De ce fait ils sont en mesure de modifier les relations internationales, au risque d’affecter les intérêts de l’Amérique.»[34] Zbigniew Brzeziński

Conclusion

Il est indéniable que l’armée russe est revenue dans les standards des armées des puissances. Encore loin de la performance qualitative et quantitative de l’armée américaine, il certain qu’à la vue des budgets alloués à la défense, la Russie peut désormais compter pleinement sur une armée au service des intérêts géostratégiques du pays. Bien que les équipements de la défense s’améliorent sous tous les aspects et parfois équivalent au niveau mondial (triade nucléaire, hélicoptères, sous-marin d’attaque), d’autres pôles utiles ne peuvent être couverts par la Recherche et Développement. Ainsi les Bâtiments de Projection et de Combat (BPC) de classe Mistral à la France dont la vente avait été avortée devaient se voir adapter en porte-hélicoptère. Bien que certaines lacunes technologiques soient encore loin d’être comblées, une politique de défense correspond aux exigences de long terme par un cycle de 30 à 40 ans. Pour le moment, l’armée russe répond dès lors aux attentes majeures de la doctrine élaborée par Moscou :

  • Une armée développée de manière pérenne par le développement du complexe militaro-industriel, efficace commercialement.
  • Une armée qui vise à ressouder le lien armée-nation en plaçant la protection du soldat au centre du développement de son matériel sur le modèle théorique du « Zéro mort » du secrétaire d’Etat à la défense américain Donald Rumsfeld selon laquelle les conditions matérielles modifient et conditionnent l’état d’esprit du soldat.[35]
  • Une armée qualitative, et «  compacte pour qu’elle puisse être transférée vers n’importe quel théâtre d’hostilités. »[36]

Enfin l’armée est assurément en Russie au service de la politique de défense, elle-même en accord avec la politique étrangère dictée par Moscou. Si cette filiation n’est pas sans faille, elle semble pour l’instant porter ses fruits après de longues années d’échecs pendant laquelle l’armée russe fut rabaissée. Nul doute que l’armée de Russie est bien aujourd’hui l’une des garanties majeures de la souveraineté de la Fédération confirmant le plus grand pays du monde comme l’une des puissances des relations internationales.

En Russie comme ailleurs, étudier l’armée d’une nation sert toujours à comprendre une part de son identité. Prendre le recul nécessaire se révèle utile pour analyser l’évolution militaire d’un pays pour comprendre la place de l’armée dans une société, son positionnement face au politique, les dynamiques impulsées par les doctrines successives et la vision géopolitique globale au sein de laquelle l’armée joue son rôle. Ainsi la Russie semble toujours répondre à l’adage suivant :

« Ce ne sont pas les armées apparemment les plus puissantes qui finalement gagnent les guerres. »[37] Yves Lacoste

Auteur : Clément Domeizel

  1. Yves Lacoste, La géopolitique et les rapports de l’armée et de la nation, Hérodote, 1er trimestre 2005, n°116, Editions La Découverte, Paris, 2005, p 5
  2. Thorniké Gordadzé, « Le tournant géostratégique de Poutine et l’armée russe », Critique internationale 2002/4 (no 17), p. 25-34
  3. Vladimir Poutine, déclaration face à des responsables militaires, 22 décembre 2017http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2017/12/22/97001-20171222FILWWW00158-la-russie-doit-etre-un-leader-absolu-poutine.php
  4. https://fr.sputniknews.com/defense/201711171033930651-russie-effectifs-armee-comparaison/
  5. Cyrille Gloaguen, Forces armées et politique : une longue passion russe, La géopolitique et les rapports de l’armée et de la nation, Hérodote, 1er trimestre 2005, n°116, Editions La Découverte, Paris, 2005, p112
  6. Ivan Blot, La Russie de Poutine, Editions Bernard Giovanangeli Editeur, 2016, p73
  7. Une quarantaine de députés à la Douma (= parlement russe)
  8. Cyrille Gloaguen, Forces armées et politique : une longue passion russe, La géopolitique et les rapports de l’armée et de la nation, Hérodote, 1er trimestre 2005, n°116, Editions La Découverte, Paris, 2005, p 120
  9. Cyrille Gloaguen, Forces armées et politique : une longue passion russe, La géopolitique et les rapports de l’armée et de la nation, Hérodote, 1er trimestre 2005, n°116, Editions La Découverte, Paris, 2005, p 122
  10. Ibid, p 130
  11. « «  Le président Vladimir Poutine s’est employé à préserver l’équilibre entre les différents réseaux d’influence. Il n’a cessé d’agir comme un arbitre au-dessus des rivalités et au nom des interets supérieurs, nationaux, de la Fédération de Russie. » La Russie de Poutine à Medvedev : Laurent Vinatier, Nina Bachkatov, Silvano Casini, Jean-Sylvestre Mongrenier, Editions Unicomm, Paris, 2008, p 115
  12. source: SIPRI Military Expenditure Database
  13. Jean Sylvestre Mongrenier et Françoise Thom, Géopolitique de la Russie, Que sais-je ?, Presse Universitaires de France, 2ème Edition mise à jour, janvier 2018.
  14. Sergueï Tchemezov, directeur général de la corporation d’État Rostec, 2016https://www.lecourrierderussie.com/economie/2016/06/ventes-armes-russie/
  15. Hérodote, Revue de Géographie et de géopolitique, 3ème et 4ème trimestres 2017, n°166-167, Editions La Découverte, Paris, 2017, La puissance par la coercition – Le Hard power russe à l’épreuve du Moyen-Orient, Igor Delanoë
  16. Arnaud Prudhomme, « Le groupe aérien embarqué du Kouznetsov en méditerranée », Avions de combat,‎ mars-mai 2017, p. 54
  17. http://www.opex360.com/2017/03/07/le-porte-avions-russe-amiral-kouznetsov-va-etre-modernise/
  18. La Flotte du Nord demeure la base principale de la Russie. Elle accueille environ la moitié de ses sous-marins (lanceurs d’engins et d’attaques).
  19. http://www.lefigaro.fr/international/2013/09/18/01003-20130918ARTFIG00534-le-grand-retour-de-la-marine-russe.php
  20. Le navire accueillerait alors les nouveaux avions de type Su-35 et Su-34https://fr.rbth.com/tech/79537-russie-armements-2025
  21. https://fr.sputniknews.com/defense/201607121026594793-russie-inde-porte-avions/https://vpk.name/news/98163_bez_avianoscev_ne_oboitis.html#commhttp://www.opex360.com/2015/05/16/nouveau-type-de-porte-avions-letude-en-russie/https://www.meretmarine.com/fr/content/le-nouveau-porte-avions-americain-prend-enfin-la-mer
  22. http://tass.com/defense/978550
  23. Elodie Bidois, Le redressement de la marine russe au cœur des enjeux géopolitiques du XXIe siècle, Sous la direction du « Pôle Etudes » -CESM-MARINE NATIONALE, Septembre 2008, p 9
  24. Isabelle Facon, Etudes marines – Marines d’ailleurs, n°10, juin 2016, Centre d’études stratégique de la Marine, p 34Texte de la doctrine 2015 en russe : http://static.kremlin.ru/media/events/files/ru/uAFi5nvux2twaqjftS5yrIZUVTJan77L.pdf
  25. Clément Domeizel, Géolinks, Le passage du Nord-Est : première autoroute maritime polaire ?, 5 février 2018/grands-enjeux/les-enjeux-geopolitiques/le-passage-du-nord-est-premiere-autoroute-maritime-polaire/
  26. La marine soviétique, Nantes, Marines éditions, 2002 (VI-4° 1637), Claude Huan, Capitaine de vaisseau et membre de l’Académie de marine.
  27. Directeur du comité national anti-terroriste (NAK) et du FSB depuis 1999
  28. Alexandre Del Valle, Les Vrais ennemis de l’Occident, Editions de l’Artilleur/ Toucan Editeur indépendant, 2016, p 391
  29. La Russie contemporaine, Sous la direction de Gilles Favarel-Garrigues et Kathy Rousselet, Fayard, 497 pages, 2010, p 179
  30. « Aucun des pays qui possèdent des armes ne s’en défera. En revanche, d’autres s’en doteront tôt ou tard. La bombe se disséminera. C’est inévitable. Le danger peut venir de n’importe où. Vous m’entendez ? N’importe où. Il faut se préparer à tirer tous azimuts ». Charles de Gaulle
  31. Déclarations de Vladimir Poutine, le 1er juin 2007, lors d’une conférence de presse à quelques jours du G8 à Berlin, cité par Laurent Vinatier, Nina Bachkatov, Silvano Casini, Jean-Sylvestre Mongrenier dans La Russie de Poutine à Medvedev, Editions Unicomm, Paris, 2008, p36
  32. http://www.bfmtv.com/international/la-russie-desormais-dotee-d-un-missile-capable-de-raser-un-pays-comme-la-france-1052147.html
  33. Stratégies Américaines aux marches de la Russie, 2ème trimestre 2008, N°129, Editions La Découverte, Paris, 2008, La Russie et la maitrise des armements » : enjeux stratégiques et représentations géopolitiques– Jean Sylvestre Mongrenier, p 216
  34. Le Grand Echiquier – L’Amérique et le reste du monde, Bayard Editions, p 68
  35. Les chars T-90 russes et leur tourelle auto-guidable depuis l’intérieur de l’appareil illustrent entre autres cette dynamique.
  36. Dmitri Rogozine, chargé de la Défense et de l’Industrie spatiale indiquait qu’à l’inverse de l’URSS accumulant des montagnes d’armes sans objectifs précis, la doctrine militaire russe est inverse.
  37. Yves Lacoste, La géopolitique et les rapports de l’armée et de la nation, Hérodote, 1er trimestre 2005, n°116, Editions La Découverte, Paris, 2005, p 7

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