L’empire connaît actuellement un certain intérêt dans les milieux des spécialistes de géopolitique pour désigner les nouvelles formes de domination internationales. Ce terme fourre-tout renvoie à des situations historiques, politiques et géographiques diverses. L’URSS bien qu’agissant comme un empire a toujours refusé ce terme, renvoyant à sa dénonciation de « l’impérialisme » des États-Unis. Le Brésil fut un empire entre 1822 et 1899 avec quasi le même territoire qu’aujourd’hui à l’exception de l’Uruguay. Sémantiquement, le mot « empire » dérive du latin « imperium » et exprime la puissance suprême, la « souveraineté parfaite », disait-on au Moyen Age, de celui qui dit le droit et ne reçoit la loi de personne. L’impérialisme, lui, renvoie à la volonté de domination.
Il nous faut désormais préciser un point orthographique. L’usage veut que l’on distingue deux sens du mot « empire » par le choix de la minuscule ou de la majuscule en début de mot. « L’Empire » désigne le régime politique monarchique et « l’empire » la domination territoriale. Nous utiliserons donc la minuscule sauf dans le cas d’un empire particulier puisqu’il s’agit alors d’un nom propre. Nous parlerons donc « des empires » mais de « l’Empire chinois ».
1) L’hétérogénéité de la notion d’empire
Lorsque l’on étudie les empires dans l’histoire, force est de constater que les différences l’emportent sur les similitudes et que l’on ne peut en déduire une définition qui rendrait compte de chacun. Ainsi, il existe des empires territoriaux et d’autres, comme les empires des steppes, dont l’étendue est incertaine et les frontières mouvantes. De même, des empires étendent leur puissance sur la terre et d’autres sur les océans. Il existe aussi des empires industriels, des empires financiers, des empires liés aux nouvelles technologies et des empires du crime. Nous nous intéresserons ici à l’empire entendu comme forme politique de domination territoriale.
Les empires diffèrent aussi par la forme. Les institutions de certains d’entre eux tendent a l’unité, tel l’Empire romain ; d’autres a la confédération, comme l’Empire aztèque ; ou a une organisation complexe, comme le fut celle de l’Empire ottoman. Par ailleurs, la légitimité qu’ils revendiquent peut avoir des fondements divers : la religion, la volonté de détruire un empire ennemi comme Alexandre le Grand contre l’Empire perse, celle de « civiliser » comme Rome et Byzance, celle d’instaurer un ordre politique conforme à une idéologie comme dans le cas de l’Union soviétique avec le marxisme-léninisme.
La durée de vie des empires, elle aussi, décourage de tout rapprochement : quelques années d’existence pour l’empire d’Alexandre ou pour celui de Napoléon, à peine plus d’un siècle pour les Empires inca et aztèque, un siècle pour celui de Charlemagne, trois pour l’Empire espagnol, cinq siècles pour Rome, huit pour le Saint Empire romain germanique, près de mille ans pour l’Empire byzantin. A ce jeu là, force est de reconnaître que l’Empire chinois et ses deux mille deux cents ans d’histoire domine le tableau.
De même, les circonstances de la disparition des empires ne se comparent guère : un long déclin pour l’Empire byzantin, une insurmontable crise de succession pour l’empire de Charlemagne, une défaite militaire pour l’Autriche-Hongrie en 1918 et la Russie en 1917, ou encore une désagrégation interne dans le cas de l’Empire mongol comme dans celui de l’URSS en 1991. Ainsi, ils disparaissent souvent dans la guerre, mais peuvent aussi se décomposer en pleine paix ; leur fin est parfois paisible mais bien souvent tragique. Les causes de la chute sont trop diverses pour qu’il soit possible de repérer des constantes ou des lois qui, s’appliquant pour tous les cas, auraient pu permettre de ne pas répéter les erreurs du passé.
In fine, on a tout dit ou presque si on définit l’empire comme résultant de la domination d’un certain nombre d’entités, politiques ou non, par une autre entité, politique celle-la. L’empire est donc un concept malléable, il n’acquiert de véritable consistance que rapporté à un mode spécifique de domination politique. L’empire est un pouvoir suprême qui s’étend par voie de conquête militaire sur des ethnies différentes. Sa puissance est supérieure à celle des États qui l’entourent ou le constituent et ses directives sont relayées par un mode d’administration nécessairement indirect et décentralisé. On saisit aussi la substance du terme empire lorsqu’on le compare aux autres formes politiques dont l’histoire fait mention, la Citée ou l’État-nation par exemple.
2) L’évolution de l’étude historiographique sur les empires depuis un demi-siècle
L’un de ceux à avoir utilisé le terme empire fut le philosophe italien T. Negri, théoricien de l’extrême-gauche, qui désigna ainsi la domination du capitalisme après l’effondrement de son rival communiste. À l’évidence, le terme empire remplace ici le mot « impérialisme », prisé dans les années 1950-1980 pour nommer, et dénoncer, les phénomènes de domination à l’échelle planétaire. Pourtant, en français, les deux mots n’ont pas le même sens puisque l’impérialisme désigne un processus, l’établissement d’une domination, et l’empire un résultat, la construction territoriale elle même.
1. Les années 1970-1980 : la recherche de typologies
L’intérêt pour les empires a connu une première époque faste, au cours des années 1970-1980, sans doute stimulé par les lendemains de la décolonisation et l’existence des deux grandes sphères de domination mondiale, américaine et soviétique, qui semblaient durablement stabilisées. Par exemple, M. Duverger définissait à l’époque la notion d’empire comme un « État vaste et composé de plusieurs peuples ».
J. Tulard se référa par la suite à Maurice Duverger pour bâtir son concept d’empire qu’il présenta en cinq points :
– 1) Vaste étendue et importance de la frontière.
– 2) Structure centralisée même en tenant compte des délégations de pouvoir, donnant à la route un rôle privilégié dans la gestion de l’espace.
– 3) Volonté de « fusionner » et d’unifier les peuples, bien que les religions et les langues aient été en général respectées.
– 4) Universalisme débouchant sur la construction d’un espace de civilisation.
– 5) Mortalité de ces constructions politiques.
À la même génération, dans le monde anglo-saxon, l’interprétation du problème apparaissait fortement marquée par l’expansion coloniale européenne du XIXe siècle. Chez ces derniers, l’ouvrage collectif dirigé par P. Garnsey et C. R. Whittaker, « Imperialism in the Ancient World » (1978), dévoilant clairement que le processus de domination, l’impérialisme, les intéressait plus que le résultat, la construction impériale. De manière pragmatique, les deux auteurs acceptaient les deux définitions possibles de l’empire, la définition « restreinte », découlant de la propre terminologie des Anciens, et la définition « abstraite », associée à des modèles trans-historiques. Une attitude suivie ensuite par beaucoup de chercheurs, de manière explicite ou implicite. Chez les politistes, l’essai de référence de M. Doyle, Empires (1986), distingue clairement l’impérialisme de l’empire mais n’en est pas moins influencé par le colonialisme. Il définit l’empire comme le contrôle d’un État sur un autre État, quel que soit le moyen employé, de manière directe ou indirecte, « formal or informal ». Son ouvrage insiste particulièrement sur le caractère « étranger » de la domination, perçue comme tel par le dominant comme par le dominé. Ce caractère de la « foreigness » devait marquer profondément la réflexion anglo-saxonne sur le sujet.
2. Les années 2000-2010 : une approche dynamique des empires
La chute de l’URSS, qui laisse l’imperium américain en position de domination unique sans rival ni contrepoids et, surtout, la mondialisation, raniment l’intérêt pour les ensembles impériaux dans le monde anglo-saxon. Ainsi, les recherches récentes ne cherchent plus à construire de typologie dont l’intérêt apparaît soit mince soit futile. En la matière, le parti pris de F. Hurlet et J. Tolan dans « Les Empires » se révèle le plus franc puisqu’ils se refusent à donner une définition de l’empire dans leur introduction, laissant à l’étude comparée le soin de déceler les points communs des différents empires analysés. Ils ne peuvent en effet adopter la seule définition qui leur semble évidente, celle découlant du modèle romain, car cette lecture restrictive exclut trop d’États pour être acceptée.
Au-delà des différences d’approche, un ensemble de thèmes communs traverse les travaux récents sur la question, révélant des inclinaisons bien différentes de la génération précédente. Ainsi, plus aucun historien ne défend l’idée que les empires antiques aient voulu centraliser et amalgamer leurs différents peuples. Au contraire, l’histoire des empires se confond avec une histoire des différences. Sur le plan administratif, la diversité ethnique se traduisait par une gestion différenciée des peuples, selon un système hiérarchiques ou de cercles concentriques. Elle générait donc des structures complexes, associant domination directe et domination indirecte, sans souci apparent de cohésion territoriale. Elle fonctionnait aussi et surtout par la domination du peuple conquérant, placé au sommet ou au cœur du système. Lorsque c’est un régime démocratique qui possède un empire comme la Grande-Bretagne et la France républicaine, il maintient une inégalité civique entre colonisés et colonisateurs. Mais, au cours du temps, cette structure différenciée pouvait acquérir plus d’homogénéité et l’on peut d’ailleurs considérer qu’un minimum de cohésion était nécessaire à la survie des empires sur la longue durée. Une tension perpétuelle entre diversité et homogénéité dirige donc le destin des empires. Parmi les empires antiques, seule Rome semble avoir réalisé une véritable forme d’intégration des peuples conquis, mais longtemps de manière involontaire. Cependant le premier signe évident d’une politique consciente en la matière reste objet de débat : discours de Claude sur l’entrée des Gaulois au Sénat ? Octroi de la citoyenneté romaine à tous les habitants de l’empire par Caracalla ? Diffusion du christianisme par les empereurs du IVe siècle ?
3. Une définition par opposition à l’Etat-nation, l’étendue et la diversité ethnico-culturelle des empires
Pour les experts stratégiques, la définition du concept d’empire ne pose pas de problème. Ainsi, Chaliand et Rageau la rappellent dans leur texte : « domination exercée par un groupe humain sur des populations aux origines ethniques ou religieuses différentes ». Mais cette notion est-elle si évidente ?
Pour J. Burbank et F. Cooper, loin d’être une définition, leur conclusion se limite à l’inventaire de cinq thèmes communs « fédérateurs » :
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la fiction de la continuité
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l’exercice du pouvoir
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le rapport centre/périphérie
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l’universalisme
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la diversité des identités marquée par le pouvoir d’un groupe sur les autres
Pour eux, un empire est un type d’État de large étendue rassemblant des peuples divers gérés de manière différenciée et hiérarchisée. Sa force vient de son opposition avec son exact contraire, l’État-nation, qui est fondé sur l’idée d’un peuple unique habitant le même territoire et formant une même communauté politique. La dialectique empire/État-nation se trouve au cœur de leur ouvrage, qui défend d’ailleurs l’idée que les empires ne sont pas une forme dépassée par l’évolution historique. Si il y a bien plusieurs formes d’empire, elles sont toutes caractérisées par le gigantisme. Un empire est nécessairement un État hétérogène où l’élément fondateur est isolé démographiquement ou spatialement par ses conquêtes. C’est aussi l’amalgame fédéral d’Etats souverains regroupant une ethnie nombreuse. L’étendue et la diversité ethnico-culturelle constituent donc les critères fondamentaux de la forme impériale.
Ces critères permettent l’existence d’un spectre très large de situations allant d’un État à l’organisation très lâche à un État à l’intégration déjà prononcée. L’Empire romain de la fin de l’Antiquité apparaît comme le modèle de l’empire intégré, avec la diffusion de la citoyenneté romaine, l’absorption massive des provinciaux dans les élites dirigeantes et la transformation de la plupart des royaumes clients en provinces. Mais il représente l’exception, les empires orientaux ou hellénistiques restant fidèles à des structures hiérarchisées et diversifiées. On peut même se demander si, passé un certain seuil d’intégration, un empire est encore un empire et ne devient pas un État-nation. Après tout, la France ne fut-elle pas un agrégat de provinces aux statuts, coutumes et langues divers avant de devenir le modèle de l’État-nation ? En ce sens, l’Empire romain de l’ultime période serait le moins « impérial» des empires alors même qu’il est souvent considéré comme son expression la plus achevée.
4. Une définition par opposition avec la démocratie, l’autoritarisme de l’empire
La notion dominante, l’essence de l’empire, est celle du pouvoir, du commandement que contient à l’origine le mot latin « imperium ». « L’imperium » est l’autorité qui investi un chef d’armée nommé « imperator ». Il n’existe pas d’autorité supérieur à l’empereur, qui n’a de comptes a rendre a quiconque, sinon a la seule puissance qu’il peut admettre au-dessus de lui, Dieu. La notion de pouvoir impérial recouvre donc celle de régime autoritaire sur le modèle romain ou oriental.
Un empire ne s’est encore jamais construit par consentement mutuel ni adhésion collective mais plutôt par la conquête de territoires périphériques, par l’utilisation de la force. Ce critère fait que la démocratie butte toujours sur la notion d’empire. Ainsi la Suisse, au delà de sa taille réduite n’est pas un empire, mais une confédération démocratique qui comprend quatre ethnies et quatre langues officielles qui se sont accordées autour d’une Constitution commune. De même, l’Union Indienne est une mosaïque d’ethnies et de religions reliées à une culture ou une civilisation commune, reconnaissable de l’extérieur, à l’exception des minorités musulmanes, shamanistes et tibétaines. Elle a toutes les caractéristiques de l’empire mais lui manque le principe dynastique, car la culture démocratique de la population empêche ce système de succession impérial. L’Inde est plutôt une super-nation, la plus grande des démocraties et même, pour Christophe Jaffrelot, un « Etat-civilisation ».
Le constat est donc clair : le phénomène de construction impériale aboutit à une structure étatique qui rassemble autoritairement des peuples de cultures diverses sous une même domination politique. Cette pluralité imposée l’oppose en tout point aux systèmes unitaires se voulant démocratique que sont la cité antique ou l’État-nation contemporain.
Tournebize Vincent
Sources
Badel Christophe, « Les modèles impériaux dans l’Antiquité », Dialogues d’histoire ancienne 2011/Supplement5 (S5), p. 9-25. DOI 10.3917/dha.hs05.0009
J. Burbank et F. Cooper, « Empires in World History. Power and Politics of Difference », Princeton-Oxford, 2010
Chaliand Gérard, Rageau Jean-Pierre, « Géopolitique des empires. Des pharaons à l’imperium américain », Politique étrangère 2010/3 (Automne), p. 674-677. DOI 10.3917/pe.103.0674
M. Duverger (éd.), « Le concept d’empire », Paris, 1980.
M. Doyle, « Empires », Princeton, 1986.
P. Garnsey et C. R. Whittaker (éds), « Imperialism in the Ancient World », Cambridge, 1978.
Gueniffey Patrice, Lentz Thierry« L’éternel retour », dans Patrice Gueniffey, « La fin des Empires », Éditions Perrin, « Synthèses historiques », 2016 , p. 11-30.
F. Hurlet et J. Tolan, « Conclusion. Vertus et limites du comparatisme », dans F. Hurlet, « Les Empires », p. 239-250.
Richardot Philippe, « La mort d’un Empire favorise la naissance d’un autre » dans « Les grands empires – Histoire et geopolitique », Paris, Editions Ellipses, 2003.
Tulard Jean, « Introduction », dans « Les empires occidentaux, de Rome à Berlin. », Paris, Presses Universitaires de France, « Histoire générale systèmes politiques », 1997, p. 9-14. DOI : 10.3917/puf.tular.1997.01.0009. URL : https://www-cairn-info.ezscd.univ-lyon3.fr/empires-occidentaux-de-rome-a-berlin–9782130478522-page-9.htm