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Définitions
On peut définir la “reconstruction” comme la remise en état, la restauration de la société, de l’économie, de la politique.
Le terme peut aussi désigner la période durant laquelle a lieu le relèvement des ruines (à la suite d’une guerre).
Ainsi, il s’agit d’une notion étroitement liée à la guerre : elle a notamment été utilisée pour désigner la période qui a succédé à la Seconde Guerre Mondiale, particulièrement en France et en Allemagne, pays dans lesquels la guerre a fait de véritables ravages sur les infrastructures, certaines villes ayant été quasiment rasées (Caen, Brest, Hambourg…)
Mais, si la guerre laisse des traces sur le paysage, elle en laisse également sur les sociétés et les peuples : la reconstruction n’est pas seulement « physique » (logements, monuments…) mais passe aussi souvent par une refonte politique et sociale, qui peut d’ailleurs être « encadrée » par une puissance étrangère. En témoigne le rôle joué par les États-Unis en Allemagne de l’Ouest et au Japon après la Seconde Guerre Mondiales : après avoir contribué à leur destruction, les Américains ont mené la reconstruction de ces pays.
Plus récemment, les États-Unis se sont retrouvés dans une situation similaire : suite à l’invasion de l’Irak en 2003, les Américains se retrouvent à la tête d’un pays qui n’a plus de dirigeants et s’attribuent la tâche difficile d’instaurer un nouvel État irakien.
L’actualité nous montre que la tâche n’a pas été surmontée, l’Irak étant aujourd’hui un pays déchiré.
C’est donc à cette tentative ratée de reconstruction de l’Irak que nous allons nous intéresser, mais aussi à son impact sur la situation actuelle du pays et, plus largement, du Moyen-Orient.
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La reconstruction de l’Irak, un échec
A) L’Autorité Provisoire et ses objectifs
En mai 2003 (soit moins de deux mois après le début de l’opération « Liberté pour l’Irak »), suite à la chute du régime de Saddam Hussein, est créée une Autorité Provisoire de la Coalition qui, sous l’administration du diplomate américain Paul Bremer, a pour but de reconstruire l’Irak. La réelle ambition des USA est la mise en place d’une démocratie libérale (« à l’américaine ») au beau milieu du Moyen-Orient, qui servirait de « modèle » aux autres pays de la région. Par ailleurs, l’occupation de l’Irak à long terme (plutôt que la mise en place rapide d’un véritable gouvernement irakien) s’explique aussi par la volonté d’exploiter son pétrole.
Le Congrès Américain a alloué plus de 300 milliards de dollars au « dossier Irakien » de 2003 à 2005 (et plus de 800 milliards entre 2001 et 2012) auxquels il faut ajouter des fonds mis en place par l’Union Européenne , notamment. Près de 2400 « projets de reconstruction » sont ainsi lancés dès 2003 par l’Autorité Provisoire de la Coalition (APC). Leurs objectifs sont divers : réhabilitation des infrastructures, éducation, santé…
L’APC souhaite également opérer une transition de l’Irak vers une économie de marché et effacer toute trace du Baas, parti de l’ancien régime de Saddam Hussein, dans sa volonté de faire du pays une démocratie.
Un certain nombre de mesures sont prises dans cette optique : sur le plan politique, une « débaasification » qui écarte définitivement les anciens cadres politiques du pays, la mise en place de nouvelles institutions et d’un cadre juridique posant les bases de la démocratie ; sur le plan économique, une ouverture totale du pays aux investisseurs étrangers, la création d’une Banque Centrale Irakienne…
Mais si, sur le papier, les moyens mis en œuvre pour reconstruire l’Irak semblaient suffisants et adaptés, il n’en a pas été de même dans les faits.
B) Un projet ponctué d’erreurs
Il faut d’abord remettre en cause l’idée même de la mise en place d’une démocratie dans le pays, surtout de manière aussi rapide et brutale. Loin d’une vision idéalisée de la reconstruction, la société irakienne – fragilisée par des décennies de dictature et de répression et ayant subi des années d’embargo international – espère par dessus tout une amélioration des conditions de vie, n’ayant qu’une idée floue de ce que peut être le fonctionnement politique et économique de cette « démocratie » qu’on cherche à instaurer. En définitive, l’APC a souhaité imposer ce système démocratique et libéral à une population qui n’était pas préparée à un changement politique aussi radical.
Cela va de pair avec la méconnaissance des cultures locales, voire l’irrespect à l’égard des populations, dont ont parfois pu faire preuve les occupants.
Par ailleurs, certains des « outils démocratiques » mis en place ont eu un effet plus néfaste qu’autre chose.
On peut donner l’exemple du Conseil de gouvernement (réuni pour la première fois en juillet 2003, il est composé d’Irakiens et doté de pouvoirs exécutifs) mais aussi des conseils de gouvernance locaux (supposés servir d’interface entre le peuple irakien et l’APC). Si, en eux-mêmes, ces conseils semblent être adaptés dans le cadre d’une démocratisation du pays, c’est le mode de sélection de leurs membres qui pose problème :
« Nous avons pris des chiites, des kurdes, et des sunnites, un ou deux chrétiens, des femmes, pour faire des conseils les plus représentatifs possibles des différentes communautés irakiennes », déclarait en 2003 une des responsables du Programme de Gouvernance Locale.
Ainsi, le programme, en plus d’avoir rapidement perdu en légitimité (ex-membres du Baas parvenus à siéger dans les conseils, manque de soutien financier par le gouvernement…), n’a fait qu’exacerber les divisions et la compétition entre les différents groupes religieux et ethniques (Chiites, Sunnites, Kurdes…), agrandissant ainsi la plaie du communautarisme.
D’autre part, si l’Autorité Provisoire a voulu mettre en place la démocratie, elle a dans le même temps voulu faire table rase de l’ancien régime irakien et du parti Baas. Mais, en écartant du pouvoir ses piliers, les Américains ont commis une double erreur :
– d’une part, ils se sont privés de ressources humaines nombreuses (la mesure concernait entre 15 000 et 30 000 personnes) et expérimentées qui auraient pu s’avérer utiles pour mettre en place et contrôler le nouvel État
– d’autre part, ils en ont fait des ennemis de poids : nombre de ces cadres de l’ancien régime sunnite sont allés grossir les rangs d’organisations terroristes ou, plus récemment, de l’État Islamique.
De plus, la mise en place effective d’un État par les occupants a attendu plusieurs mois après la chute du régime de Saddam Hussein : pendant cette période d’absence d’appareil étatique, les tribus, les milices et autres organisations politiques ont eu le temps de gagner en importance, fragmentant un peu plus le pays.
Le communautarisme et la fragmentation de la société irakienne, que l’occupation américaine n’a fait qu’accentuer, sont au cœur d’un autre problème majeur : l’insécurité (attentats, embuscades contres les troupes américaines), qui n’a fait qu’empêcher l’Autorité Provisoire de se concentrer sur la véritable reconstruction du pays. En effet, sur les 314 milliards de dollars alloués par le Congrès américain de 2003 à 2005, moins de 10% ont été affectés aux programmes d’aide et de reconstruction, le reste ayant majoritairement servi à l’entretien de l’armée. Toutefois, malgré ces dépenses faramineuses, l’armée américaine n’a jamais vraiment réussi à garantir la sécurité de la population dont elle avait la charge.
C) Après le « transfert de souveraineté »
Le 28 juin 2004, l’Autorité Provisoire est dissoute et les pouvoirs sont transmis à un gouvernement intérimaire dirigé par le 1er ministre chiite Iyad Allaoui. Notons que l’armée américaine, quant à elle, est restée sur place, et ce jusqu’en décembre 2011 : en effet, l’insécurité n’a fait que s’aggraver dans les années qui suivirent.
Les Premiers ministres qui ont suivi, al-Jaafari en 2005, puis al-Maliki en 2010 et enfin al-Abadi depuis septembre 2014 sont eux aussi chiites. Cette domination chiite sur le plan politique – bien que prévisible, les chiites représentant 60 % de la population irakienne – a encore aggravé les tensions entre les communautés.
Le djihadisme et l’islamisme se sont ainsi répandu au sein de la communauté sunnite, de plus en plus exaspérée face aux gouvernements chiites, et notamment celui d’al-Maliki : ce dernier, ayant entre autre acquis une forte influence sur le pouvoir judiciaire, a notamment fait emprisonner ou exécuter des milliers de sunnites sans procès. Les mouvements de protestation de la communauté sunnite qui en ont résulté ont, par ailleurs, été sévèrement réprimés.
C’est dans ces circonstances que l’État islamique, un groupe djihadiste sunnite créé en 2006, héritier d’Al-Qaïda en Irak, n’a fait que sévir de plus en plus jusqu’à proclamer un califat en juin 2014. Pour couronner le tout, l’instabilité qui en résulte n’a fait que renforcer le désir d’indépendance de la communauté Kurde du nord du pays.
Conclusion :
Le projet de reconstruction démocratique de l’Irak s’est avéré être un échec aux conséquences néfastes, et ce à deux niveaux :
– Au niveau de l’Irak, où le système démocratique mis en place a entraîné une domination chiite qui a aggravée la fracture avec les sunnites et la fragmentation générale du pays
– Au niveau du Moyen-Orient tout entier, avec l’avènement de l’État Islamique (auquel l’occupation américaine a indirectement contribué) qui menace non seulement l’Irak, mais aussi la Syrie et potentiellement d’autres pays de la région
Ce projet, certainement trop ambitieux et trop éloigné de certaines réalités, a non seulement dû faire face à de nombreuses difficultés mais a aussi été parsemé d’erreurs ; l’intention même de vouloir instaurer une démocratie « par le haut » en Irak en était peut-être une.
Ainsi, la reconstruction de l’Irak n’aura pas permis d’y mettre en place un régime stable et n’aura pas non plus permis de faire du pays un modèle démocratique au Moyen-Orient, ayant au contraire accéléré l’émergence de forces islamistes qui menacent aujourd’hui toute la région.
Léo CHATILLON
ANNEXE
Sources :
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Pierre Miquel, Histoire, Éditions de la Cité
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Fanny Lafourcade, « Retour sur l’échec de la « Reconstruction ». La question de la « société civile » irakienne », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, juillet 2007
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Catherine Gouëset, « Chronologie de la guerre en Irak (2002-2011) », lexpress.fr, 16/12/2011
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Peter Harling, « Ce qu’annonce l’éclatement irakien », Le Monde diplomatique, juillet 2014
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Paris Gilles, « Proche-orient » Les rendez-vous manqués de la démocratie, Études, 2014/9 Tome 420, p. 7-17
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Yann Mens, « Les fondements de l’État islamique », Alternatives Internationales, septembre 2014
Images :
Extrait de texte relatif au sujet :
« […] le Proche-Orient va être percuté en dehors de toute logique par l’après 11 septembre. Les États-Unis se réengagent dans la zone avec la mission d’imposer une « démocratie par le haut » codifiée par les adeptes néo-conservateurs d’un « wilsonisme botté »*, lequel prend le dessus sur l’école réaliste de la diplomatie américaine. L’Irak, terrain d’une désastreuse expérimentation, préparée hâtivement et lamentablement exécutée, quitte alors le camp des puissances stables, et pour longtemps. Il est livré aux tensions intercommunautaires qui ouvrent des béances dans lesquelles s’engouffre un djihadisme longtemps tenu à distance dans les maquis afghans et pakistanais. Ces fractures commencent à interroger les frontières tracées au lendemain de la Première Guerre mondiale, faisant émerger deux régions tentées par la sécession vis-à-vis d’un Bagdad chiite : la sunnite et la kurde. […]
[La résurgence djihadiste] se nourrit tout d’abord de l’expérience d’un combat de sept ans contre l’occupant américain en Irak. De l’abandon ensuite par Damas de pans entiers de son territoire pour mieux se concentrer sur ses lignes de vie. Et enfin des dérives communautaristes du Premier ministre chiite irakien Nouri al-Maliki, qui vont pousser une partie des sunnites dans le camp djihadiste. Régionalement, après la défaite des libéraux arabes, l’État islamique devient la seule alternative aux réactions en cours. »
* L’expression est du géopolitologue Pierre Hassner, pour qui la politique étrangère conduite par l’administration Bush conjugue l’idéalisme interventionniste du président Woodrow Wilson (1913-1921) et l’impérialisme progressiste de Theodore Roosevelt qui multiplia les interventions militaires étrangères durant ses mandats (1901-1909).
Extrait de : Paris Gilles, « Proche-orient » Les rendez-vous manqués de la démocratie, Études, 2014/9 Tome 420, p. 7-17.