En Février 2010, le passage de la rue Ledra à Nicosie, fermé depuis plus de 35 ans, a été rouvert officiellement en présence de Ban Ki Moon. Celui-ci relie la zone turque du Nord à la zone grecque du Sud. En effet, l’île de Chypre, petit territoire de 9 251 , est un point de rencontre entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Depuis 1974, celle-ci fait l’objet d’un conflit entre les populations turques et grecques ; conflit qui a abouti à une scission de l’île en deux Etats distincts :
- Au nord, la République turque de Chypre du Nord (RTCN), autoproclamée en 1983.
Cet Etat n’est reconnu comme tel que par la Turquie. Son président actuel est Dervis Eroglu.
- Au Sud, la république Chypriote dont la population est très majoritairement grecque. Elle est reconnue par la communauté internationale et est entrée dans l’Union Européenne en 2004. Son président est Nikos Anastasiadis depuis février 2013.
Ces deux zones sont séparées par la ligne Attila, longue de 180 km, sur laquelle sont postés plus de 1 000 Hommes de l’ONU.
Avec l’influence de l’ONU et de l’Union Européenne, une marche vers le progrès est lancée. De nombreuses négociations sont amorcées pour enrayer ce conflit. De ce fait, peut-on espérer une disparition de la ligne Attila dans un futur proche ?
Pour tenter de répondre à cette question, il faut d’abord comprendre les origines du conflit qui oppose ces peuples, turc et grec. Puis, nous verrons que le territoire de Chypre est divisé au-delà de la politique. Enfin, nous exposerons les négociations menées et ferons un bilan de la situation de l’île aujourd’hui.
I-Les origines du conflit turco-chypriote
Le conflit turco-chypriote ne date pas d’hier ! Pour la plupart des spécialistes, il résulte de la « décolonisation ratée » de Chypre par les Britanniques en 1960. Toutefois, pour d’autres, celui-ci trouve sa source bien avant l’arrivée des colonisateurs en 1878 !
1.1 L’occupation britannique (1878-1960), les signes avant-coureurs de la partition
Comme évoqué précédemment, l’île de Chypre est située stratégiquement aux frontières de trois continents. Elle a donc toujours subi des influences culturelles différentes. En effet, du XVIe au XIXe siècle, Chypre fait partie de l’Empire Ottoman et les peuples grec et turc vivent en harmonie (Eglise Orthodoxe et Mosquée cohabitent). Toutefois, juste avant l’arrivée des Britanniques, la minorité turque s’empara de la majorité des postes de la fonction publique, ce qui révolta les Grecs. Cette situation demeura sous l’occupation du Royaume-Uni. De plus, les Grecs pensaient que cette occupation était provisoire et qu’elle préparait l’Enosis, c’est-à-dire l’union de l’île avec la Grèce. L’Eglise orthodoxe participa grandement à la diffusion de cette idée jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale. Quant aux Turcs, ils sont séduits par la révolution kémaliste qui construit une Turquie moderne sur les ruines de l’Empire Ottoman.
En 1950, l’Eglise orthodoxe lança un référendum qui révéla que 96% de la majorité grecque étaient favorables à l’Enosis. Ceci inquiéta fortement la minorité turque, d’autant plus que le Royaume-Uni présenta ce résultat comme une volonté d’enrayer la population turque de l’île. Deux partis furent fondés : l’EOKA (organisation secrète des Chypriotes grecs) et le TMT (organisation de défense des Chypriotes turcs).
La coexistence pacifique : la dispersion des villages turcs à Chypre avant 1960
1.2 La partition de l’île
Le Royaume-Uni décide de ne pas régler le problème chypriote de manière unilatérale et implique la Grèce et la Turquie lors de la Conférence tripartite de Londres (1955). Ankara demande une partition de l’île. Les deux communautés se trouvent confrontées, c’est le début de l’escalade de la violence. En 1960, les Britanniques déclarent l’indépendance de Chypre : un Etat bicommunautaire naît. Toutefois, une Constitution agréée par les leaders des deux communautés (l’archevêque Makarios et le docteur Küçük) est annexée au traité. S’en suivent de nombreux litiges : par exemple, les Grecs considéraient que les Turcs étaient surreprésentés par rapport à leur poids démographique au Parlement, dans la fonction publique ou dans l’armée. En 1963, l’île s’embrase. Des purifications ethniques ont lieu. L’ONU intervient et poste ses hommes en ligne dans Nicosie, séparant ainsi les deux communautés. On nommera cette ligne, la Green line.
Les hostilités continuèrent. L’invasion turque du 20 Juillet 1974, appelée « opération Attila » et justifiée par un rétablissement du statu quo entre les communautés, mena à la déclaration de Genève du 28 juillet 1974. Celle-ci reconnaît l’occupation turque et surtout confirme l’existence de deux administrations distinctes (la chypriote grecque et la chypriote turque). En août, la Turquie lance une dernière offensive et la ligne Attila vit le jour : ligne de démarcation du Nord et du Sud encore présente aujourd’hui (en vert sur la carte ci-dessous).
Chypre est donc un territoire divisé depuis 1974. Quelles en sont les conséquences humaines, économiques, sociales ?
II- Un territoire divisé au-delà de la politique
Les deux Etats (officiels ou non) fonctionnent indépendamment l’un de l’autre, en respectant la ligne de démarcation depuis 1974. L’économie est différente, mais les mentalités et les manières de vivre aussi.
2.1 Les disparités économiques
La République de Chypre fait partie de l’Union Européenne depuis 2004 et de la Zone Euro depuis le 1er janvier 2008. Elle bénéficie donc de certaines retombées économiques : en 2012, elle recense un PIB de 23.57 milliards de dollars US et un PNB/habitant autour de 28 000€. Toutefois, elle dépend énormément du tourisme et sa situation économique et financière était dernièrement très préoccupante puisque l’UE et le FMI (Fonds Monétaire International) ont voté début 2013 un plan de sauvetage prévoyant notamment 10 milliards d’euros d’aides.
En RTCN, la population subit l’embargo international. Elle ne peut donc commercer qu’avec la Turquie. La monnaie utilisée est la livre turque. Le PNB/habitant est bien plus faible qu’au Nord : autour de 15 000€. Cette zone dépend elle aussi fortement du tourisme, notamment avec les Turcs (80% des touristes). De plus, les infrastructures sont beaucoup moins bien développées au nord : il y a 12 280 km de route sur l’ïle de Chypre dont seulement 2 350 km pour la RTCN.
2.2 Les disparités religieuses et culturelles
Les deux Etats sont laïcs. En revanche, on compte au Nord 99% de Musulmans sunnites, alors qu’au Sud, on recense surtout des Chrétiens orthodoxes (95%) ainsi que de petites communautés maronite, arménienne et latine (5 %). Sachant qu’on relève un peu moins de 900 000 habitants au Sud et 200 000 au Nord, les Chrétiens orthodoxes sont beaucoup plus nombreux. Cette différence de religion induit des jours fériés différents (même si l’Etat est laïc). De plus, les signes de la religion musulmane figurent sur le drapeau RTCN.
La langue joue aujourd’hui le rôle de frontière. En effet, à l’époque d’harmonie entre les peuples, les chypriotes étaient trilingues : turc, grec et anglais. Depuis, on a assisté à une vague migratoire des chypriotes d’origine turque vers la Turquie et de « vrais » Turcs vers la RTCN. Ceux-ci ne parlaient pas la langue grecque ni l’anglais. De ce fait, en RTCN, le turc est parlé à 99%, au détriment des autres langues. Au Sud, on parle grec ou anglais.
De plus, les influences grecques et turques jouent dans la culture de chaque peuple et les divisent un peu plus.
2.3 Des souvenirs macabres
Comme évoqué dans notre première partie, des purifications ethniques ont eu lieu. La première s’est déroulée en fin d’année 1963, d’où le nom de « kanli Noel » (la semaine sanglante de Noël). Les extrémistes grecs se sont livrés à « une chasse aux Turcs », faisant environ 500 morts. Un second nettoyage ethnique se déroula en 1974, des Turcs sur les Grecs cette fois-ci. Le résultat est macabre et impressionnant pour une île qui, à l’époque, ne comptait que 640 000 habitants : 3 500 morts (3 000 Grecs et 500 Turcs), 1 600 disparus, 200 000 Chypriotes grecs déplacés au Sud de la Ligne Attila, 22 000 Chypriotes turcs expulsés de leurs enclaves…Il est difficile d’exclure de sa mémoire de tels massacres, que chaque clan attribue à l’autre. Même si cela remonte à 40 ans, les deux peuples arriveront-ils à la réconciliation nationale ?
Ainsi, Chypre est une île fragmentée au niveau de la culture, de la religion, des mentalités, mais aussi des différentes situations économiques. Ces deux Etats qui ont vu leurs peuples s’affronter, puis qui ont vécu indépendamment l’un de l’autre pendant des dizaines d’années parviendront-ils à fusionner?
III-Vers une réunification ?
Depuis les années 2000, de nombreuses négociations sont amorcées par l’ONU et l’UE avec Ankara et Nicosie. Une marche vers le progrès est en route. Mais jusqu’où peut-on espérer qu’elle aille ?
3.1 Le rôle de facilitateur de l’ONU et de l’UE
L’ONU consacre beaucoup de temps au dossier chypriote et vote régulièrement des plans de réconciliation. D’ailleurs, en 2004, le plan Annan prévoyait un règlement global du problème de Chypre, réunissant les deux communautés. Cependant, celui-ci a été rejeté par les chypriotes du Sud. Ceux-ci ont subi de nombreuses critiques de l’UE dans laquelle ils s’apprêtaient à entrer.
L’UE prend désormais le relais de l’ONU pour régler l’imbroglio Chypre. Depuis 2008, les pourparlers se multiplient et en 2010, la réouverture du passage de Ledra est le symbole d’un grand pas en avant vers la réunification. Les négociations se poursuivent entre les deux chefs d’Etat et les questions qui entravent la réconciliation sont abordées, à savoir le partage du pouvoir, les propriétés foncières des réfugiés, la présence au Nord de près de 40 000 soldats turcs… Depuis, peu de changements ont eu lieu.
3.2 Les négociations en suspens
La candidature de la Turquie à l’adhésion à l’UE pourrait-elle changer les choses ? En effet, la RTCN ne prend pas de décisions d’une telle envergure sans en rendre compte à Ankara. Or, aujourd’hui, la Turquie ne peut pas se voir acceptée dans l’UE sans avoir réglé le problème chypriote. Pourrait-elle de ce fait demander à la RTCN de signer les accords de paix avec le Sud de Chypre ? Selon les spécialistes, cette possibilité est difficilement envisageable car à choisir entre l’UE et la RTCN, le choix d’Ankara est déjà fait.
Par ailleurs, au Sud, le sujet de réunification ne semble pas d’actualité. En effet, Chypre du Sud a subi de plein fouet la crise économique de la Grèce avec qui ses banques avaient de nombreux échanges. Le marasme économique a donc évincé ce sujet sensible, notamment lors des élections présidentielles de 2013 où la question n’a été évoquée que très brièvement.
Malgré les nombreux efforts opérés par l’ONU et l’Union Européenne, les négociations restent en suspens. Chacun campe sur ses positions quand il s’agit des sujets houleux.
Conclusion
La question chypriote est la bête noire de l’Union Européenne. En effet, elle empêche la Turquie d’adhérer à l’Union et toutes les négociations de réconciliation restent en suspens. La situation tumultueuse de Chypre est le fruit d’une décolonisation ratée du Royaume-Uni qui avait suivi la politique du « diviser pour mieux régner ». Or, cette scission du pays est ancrée dans les mœurs depuis 1974 et aujourd’hui, tout oppose les chypriotes grecs et turcs : religion, culture, contexte économique…
De plus, on assiste récemment à un nouvel épisode dans le conflit turco-chypriote. En effet, Israël a découvert des réserves de gaz conséquentes dans ses fonds marins et a conclu un accord avec la République de Chypre pour mener ensemble des explorations dans la Zone Economique Exclusive de l’île. Ankara refuse catégoriquement cette exploration qui se fait selon elle au détriment de la RTCN. Ce nouveau conflit favorisera-t-il une avancée vers la réunification pour exploiter de potentielles ressources gazières ensemble ou au contraire renforcera-t-il les clivages existants ?
Céline Cabut
Bibliographie
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/d000017-chypre-vers-la-reunification/carte-de-chypre
http://fr.wikipedia.org/wiki/Chypre_(pays)
http://journal-regards.com/2012/12/06/la-ligne-verte-chypre-entre-reconciliation-et-partition-special-semaine-internationale/
www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/chypresud.htm
http://rge.revues.org/548
http://www.lemonde.fr/international/article/2013/02/01/chypre-prochain-maillon-faible-de-l-europe_1826050_3210.html
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