“Ce n’est pas à la liberté mais à la servitude que beaucoup de révolutionnaires modernes aspirent sans le savoir. La liberté n’est conçue par eux que sous forme de soumission à un maître dont les moindres paroles sont des oracles. Toutes les révolutions modernes se terminent par la création d’un autocrate.“(Gustave Le Bon, extrait de Les incertitudes de l’heure présente)
Quelques trente-six années après que le Shah Mohammed Reza Pahlavi fut renversé par la théocratie chiite khomeyniste, l’Iran, ou plus exactement la République Islamique d’Iran, est toujours révolutionnaire. Révolutionnaire dans le sens où la Révolution initiée en 1978 a « à la fois transformé l’ordre interne d’un Etat en introduisant brutalement un nouveau principe de légitimité politique, mais qui a également cherché à exporter ce principe et, par conséquent, à remettre en question les normes, les valeurs, les modalités des relations entre les acteurs sur la scène internationale »[1].
Trente-six années de contestation d’un ordre international occidentalisé nourries grassement par la guerre (face à l’Irak entre 1980 et 1988), le déséquilibre d’une région déjà fortement instable (dû au bouleversement géostratégique engendré par la Révolution, principalement vis-à-vis des Etats-Unis) et enfin une tradition provocatrice n’ayant eu pour seule conséquence que d’exacerber le dilemme de sécurité moyen-oriental (diatribe d’Ahmadinejad envers Israël, relance du programme nucléaire).
Or, comme l’explique Laurent Rucker, chaque Etat révolutionnaire se trouve soumis à un dilemme dit de socialisation. Appliqué à la République Islamique, un tel dilemme pourrait être analysé de la façon suivante. Si le régime doit d’un côté s’ouvrir pour à la fois se développer économiquement et continuer d’affirmer son influence sur un axe « chiite » Hezbollah-Syrie-Irak tout en travaillant à ses ambitions d’hégémonie régionale, il doit également éviter de rentrer en conflit direct avec ses voisins sunnites ou l’Occident s’il ne veut pas voir son existence menacée.
Toujours selon la théorie de Rucker, tout « révolutionnaire » se trouve néanmoins destiné à disparaître. En effet, soit celui-ci finit par s’insérer dans l’ordre international établi, c’est-à-dire à se sociabiliser, soit il décide de se replier sur son particularisme et risque, ou de s’appauvrir et de s’effondrer économiquement, ou bien d’être défait militairement.
Les événements récents jettent une pleine lumière sur le dilemme auquel est soumis la République Islamique. Effectivement, la crise provoquée en Irak et en Syrie par le groupe terroriste djihadiste de l’ « Etat Islamique » semble avoir replacé Téhéran au centre de l’échiquier stratégique régional. Considéré par Washington comme une force stabilisatrice viable pour la région – ce que recherchent avant tout les Etats-Unis dans leur mouvement de retrait progressif de la région – de par son intérêt à soutenir l’Etat irakien et à soutenir le régime Assad, l’Iran pourrait se voir coller l’étiquette du nouvel allié nord-américain au Moyen-Orient, ce que d’aucuns n’ont pas hésité à clamer après la récente rupture symbolique de plusieurs décennies de néant diplomatique entre les deux Etats. Toutefois, il semblerait que la contrepartie à ce deal serait une inclinaison de l’Iran vers l’inflexible position de l’éponyme groupe des « 5+1 » concernant l’épineux dossier du nucléaire dont les négociations ont été récemment repoussées au 30 juin 2015, inclinaison rencontrant une très vive opposition dans les hautes sphères conservatrices de la République Islamique.
Dans un tel contexte, l’Iran doit-il s’ouvrir à la communauté internationale pour nourrir ses ambitions de puissance au risque de s’y sociabiliser, ou alors doit-il continuer à cultiver son particularisme théocratique et rogner ainsi la soupape de sécurité dont il bénéficie ? L’élection d’Hassan Rohani – candidat “modéré” – en juin 2013 à la présidence de la république est représentative d’un élan qui semble bien marqué.
Génération verte
« Ne pas être heureux est un pêché. » (Citation extraite du film d’Abbas Kiarostami, Le goût de la cerise).
Le film d’Abbas Kiarostami, Le goût de la cerise, dépeint assez bien à lui seul le tableau de la société iranienne à la veille des soulèvements post-électoraux de 2009 : un pays marqué par un métissage ethnique prononcé, un chômage galopant et une jeunesse porteuse d’espoir face aux influences de l’armée et de la religion. La morale du film peut-être tirée des paroles d’un homme au visage caché prônant l’éclatement des tabous dans une société ayant soif de liberté. « Mais que faut-il donc faire ? Parler de loin ; ou bien se taire » proposait la Fontaine. La Révolte verte a prouvé que la société iranienne était prête à parler directement au régime.
Si les événements de 2009 n’ont pas provoqué la chute du régime, ils ont cependant mis la lumière sur une société tournée vers la modernité. Ouverture culturelle sur l’Occident, recul du taux de fécondité, urbanisation, relative libéralisation de la presse, influence de la diaspora, adoption de modes de consommation occidentaux et développement des universités sont autant de facteurs témoignant de la mutation d’une société qui n’est, du fait de son passé encore récent et douloureux pas prête à supporter une nouvelle révolution, mais cependant plus pleinement représentative du pouvoir religieux en place.
Autre élément et pas des moindres, les traits d’un Iran post-islamique semblent également s’esquisser. Si la société iranienne reste fondamentalement religieuse, la Révolte verte montre que l’Islam politique et quant à lui considéré sous un œil de plus en plus critique. Partant du fait que le clergé chiite est à la base quiétiste, c’est-à-dire relativement distant des affaires politiques, Farhad Khosrokhavar et Olivier Roy élèvent leur voix pour critiquer la doctrine dite du wilayat al-faqih développée par Rouhollah Khomeini, accordant le droit au Clergé de gouverner et d’occuper des fonctions politiques. Pour eux, « la religion ne peut être sauvée que par une forme de sécularisme »[2] et l’Islam en tant que projet politique, se trouve incapable de résoudre les maux de la société mais est également un poison pour la religion elle-même. Ce type de pensée est d’ailleurs de plus en plus à la mode en Iran même, relayée par des intellectuels religieux et même par certaines voix au sein du Clergé voyant la religion comme relevant de l’intériorité, de l’individu plus que de la société et prônant pour une séparation du politique et du religieux. Ainsi l’ouverture de l’Iran sur la scène internationale apparaît comme inéluctable au regard de sa société, désireuse de modernité et appelant l’avènement d’une « démocratie islamique ». Pour rendre compte de cette réalité, le régime, par nature conservateur et éminemment religieux, semble être amené à se réformer à plus ou moins long terme.
Une ambition politique bridée par une réalité économique intenable
Située au carrefour entre Orient et Occident, l’antique Perse est parvenue à s’imposer comme l’un des plus grands empires jamais connus en partie à la faveur d’un rayonnement économique et commercial à l’époque sans commune mesure. Considérant également que dans le monde globalisé de l’après Guerre froide, l’économie est devenu un des facteurs principaux de puissance sinon le plus important, les ambitions hégémoniques de la République Islamique semblent se présenter mort-nées sous le régime de sanctions qui pèse actuellement sur elle. Ainsi, si l’Iran désire respirer économiquement, il lui faudra agir à deux niveaux.
Premièrement, le gouvernement d’Hassan Rohani aura pour mission de réformer un système économique se trouvant dans une situation de crise très grave héritée de la politique populiste menée par son prédécesseur Mahmoud Ahmadinejad. Pour se faire il devra : poursuivre la stabilisation du marché des changes et endiguer l’effondrement du rial dans le but de ralentir une inflation galopante ; poursuivre la politique de réduction des subventions sur l’énergie ponctionnant une part importante des liquidités de l’Etat ; restructurer le système bancaire et améliorer l’environnement des affaires en s’adonnant à une privatisation des entreprises et en s’attaquant frontalement au problème de la corruption ; enfin assouplir sa législation concernant l’exploitation de ses sous-sols (dont le monopole est attribué à la National Iran Oil Company) afin de doper les investissements des compagnies pétrolières étrangères, d’autant plus que le secteur pétrolier de la République Islamique souffre de retards technologiques et d’infrastructures criants.
Deuxièmement, il lui faudra accepter l’idée de mettre son projet nucléaire – catalyseur d’unité nationale – entre parenthèses s’il désire voir s’assouplir le régime de sanctions économiques et financières imposées par l’Occident. Dans un premier temps, compte tenu de l’instabilité régnante au Moyen-Orient et des difficultés de l’Irak à maintenir une production en pétrole suffisante, l’Iran aurait là une belle opportunité à saisir pour soulager la pression pesant sur le marché. Il s’agit de rappeler ici que les exportations pétrolières de l’Iran représentent près de 50% des recettes de l’Etat.
Dans un second temps, une levée des sanctions redonnerait un nouveau souffle à l’économie iranienne dans le sens où elle permettrait de redonner confiance aux acteurs économiques. Les perspectives sont d’autant plus alléchantes que le marché du travail iranien s’avère très attractif et demandeur d’énormes investissements que les Etats-Unis et l’Europe n’attendent qu’à satisfaire. In fine, l’amélioration de la situation économique serait doublement bénéfique pour la République Islamique puisqu’elle lui permettrait de renforcer sa légitimé aux yeux des franges les plus pauvres de la population. Il ressort de cela que l’avenir à court et moyen terme de l’Iran passe par le développement de son économie, incompatible avec ses velléités de devenir une puissance nucléaire, bien que son discours officiel exclu toute hypothèse militaire à ce sujet.
Conclusion
“Que se passe-t-il lorsque l’on pousse jusqu’au bout la logique de l’identification du champ religieux au champ politique? Vingt ans de régime islamique permettent de répondre: le second mouvement est bien celui d’une sécularisation.”[3]
La République Islamique, en succombant à ses ambitions de puissance, semble avoir entamé un processus la vidant progressivement de sa substance révolutionnaire apportée par ses fondateurs. Si le pouvoir reste fondamentalement attaché à la personne du Guide suprême Ali Khamenei, l’émergence bien qu’encore embryonnaire d’une compétition politique ne peut plus être ignorée. Politisation et sécularisation sont donc les deux mots avec lesquels le pouvoir en place va devoir composer le futur du régime.
De tous les scenarii envisageables, celui d’une réforme du régime semble le plus probable, compte-tenu de la nouvelle réalité socio-politique et culturelle iranienne. L’élection d’Hassan Rohani, rassurante pour le peuple d’Iran mais également pour la communauté internationale semble être un facteur montrant que le pouvoir religieux est entrain d’assimiler cette même réalité.
Des Etats dits révolutionnaires, l’URSS est allée le plus loin dans sa remise en cause de l’ordre international et dans sa proposition d’une vision alternative de ce dernier. L’URSS est dissoute le 26 décembre 1991. Si la République Islamique d’Iran veut survivre, elle doit se sociabiliser, il en va du bon sens.
Notes:
[1] RUCKER (L.), “La contestation de l’ordre international: les Etats révolutionnaires”, Revue internationale et stratégique, n°54, 2004, p. 110.
[2] KHOSROKHAVAR (F); ROY (O.), Iran: Comment sortir d’une révolution religieuse, Editions du Seuil, Paris, 1999, p. 75.
[3] Ibid., p. 8.
Bibliographie indicative:
Ouvrages:
COVILLE (T.), Iran, la révolution invisible, La découverte, Paris, 2005, 262 pages.
KHOSROKHAVAR (F); ROY (O.), Iran: Comment sortir d’une révolution religieuse, Editions du Seuil, Paris, 1999, 282 pages.
SALAMATIAN (A.), Iran. La révolte verte: la fin de l’islam politique?, Editions Delavilla, Paris, 2010, 260 pages.
WALTZ (K.), Theory of international politics, Waveland Press, Long Groove, 2010, 239 pages.
Articles:
COVILLE (T.), “Iran: quelles perspectives économiques et commerciales?”, Diplomatie, n°70, 2014, pp. 59-63.
HUREL (T.), “L’éventuel retour de l’Iran sur le devant de la scène pétrolière: une perspective en demi-teinte”, Diplomatie, n°70, 2014, pp. 56-58.
LADIER-FOULADI (M.), “Un an de présidence Rohani: activisme diplomatique et inertie de la politique intérieure”, Diplomatie, n°70, 2014, pp. 46-50.
RUCKER (L.), “La contestation de l’ordre international: les Etats révolutionnaires”, Revue internationale et stratégique, n°54, 2004, pp. 109-118.
Autre source:
“La République Islamique d’Iran face au Mouvement vert”, Mémoire réalisé dans le cadre du Master 1 Sécurité internationale et défense, Université Lyon 3, année universitaire 2013-2014.
Lien pdf: Mémoire
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