La Russie reconstruit son empire tant qu’elle le peut

Présentation du Journal

Stratfor est un cabinet d’intelligence géopolitique qui publie des rapports stratégiques à l’intention d’individus ou d’organisations du monde entier. L’objectif de cette entreprise est de donner à ses clients des informations qui peuvent leur permettre de détecter des mouvements majeurs dans la politique des pays afin de trouver de les transformer en opportunités. Ce cabinet a été fondé en 1996 par Georges FRIEDMAN. Son siège se situe à Austin au Texas (Etats-Unis). Du fait de son origine, les articles présentés par cette entreprise tendent à aborder les évènements d’un point de vu américain. Ainsi, les auteurs mettent souvent en exergue l’impact que peuvent avoir des évènements sur la puissance américaine.

 

Présentation de l’Article

Cet article est paru le 31 octobre 2011. Il a été écrit par Lauren Goodrich, analyste du continent Eurasiatique pour Stratfor. Il s’inscrit dans un contexte d’instabilité généralisé dans le monde, et ce �� tous les niveaux : sociaux, économiques, financiers, et diplomatiques. Des pays du Maghreb, Machrek et Moyen Orient s’embrasent dans des révoltes populaires visant à renverser les régimes dictatoriaux en place depuis des décennies. Simultanément, des mouvements populaires apparaissent dans les pays occidentaux pour demander la refonte du système économique mondial. À cela s’ajoute des problèmes de solvabilité majeurs parmi les pays de la zone euro, semant ainsi le trouble sur les marchés financiers. Enfin, un durcissement de la politique de l’Iran avec le reste du monde laisse présager un refroidissement des relations internationales. Cette vague d’instabilité amène les grandes puissances à jouer des rôles majeurs dans ces conflits et affirme leur suprématie. Cet article présente un focus sur la Russie et les enjeux de cette grande puissance. L’agenda russe des prochaines années semble en effet assez chargé. Les élections russes ont lieu en 2012 et de nombreuses échéances géopolitiques auront lieu au cours de la période 2012 – 2015. Celle-ci porte tout autant sur l’installation de missiles américains sur le sol européen que sur le redéploiement de des troupes américaines qui s’opérera en 2015, mais aussi d’éventuels conflits périphériques qui pourraient prendre place dans les pays touchés par des révoltes. En effet, la Russie pourrait profiter de la crise structurelle qui frappe les grands pays occidentaux pour se renforcer et tenter de retrouver son rayonnement d’en temps.

 

Traduction

La Russie reconstruit son empire tant qu’elle le peut

Les relations Américano-Russes se sont faites relativement discrètes ces derniers temps, causé par le fait qu’il existe de nombreuses contradictions quant à l’analyse de la nature de la politique étrangère  de la Russie. Des doutes subsistent concernant la sincérité de l’initiative « reset » engagé par le Département américain des affaires étrangères (U.S. State Department) avec la Russie – c’est le terme qu’a utilisé la secrétaire d’État Hillary Clinton lorsqu’elle tendit un bouton de remise à zéro à son homologue russe comme symbole de l’arrêt de l’escalade des tensions entre Moscou et Washington. La question est de savoir si nous avons affaire à une véritable « remise à 0 » et par conséquent un changement radical de relations entre les deux anciens adversaires ou si ce n’est qu’un répit avant que les relations ne se détériorent à nouveau.

La remise à zéro des relations n’avait que très peu de choses à voir avec une volonté des Etats-Unis de devenir ami ou même allié avec la Russie. En fait, Washington souhaitait laisser plus de place à la discussion afin de gérer d’autres situations – principalement l’Afghanistan et l’Iran – et demanda de l’aide à la Russie. (La Russie fournit actuellement des armes à l’Afghanistan et maintien une relation ambiguë à l’égard de l’Iran.) Dans le même temps, la Russie souhaitait également avoir plus de place sur la scène internationale pour mettre en place un système qui lui permettrait de créer une nouvelle version de son ancien empire.

L’objectif ultime de la Russe est de rétablir un contrôle sur la plupart de ses anciens territoires. Cette velléité de Moscou mènera inévitablement les deux pays à la confrontation, revenant ainsi sur une quelconque remise à zéro, d’autant plus lorsque l’on sait que le pouvoir de la Russie sur l’Eurasie est une menace directe à la capacité des américains à maintenir leur influence mondiale. C’est la façon dont la Russie a fonctionné à travers l’histoire pour survivre. L’Union Soviétique ne s’est pas comporté si différemment des autres empires russes avant lui, et la Russie actuelle suit la même ligne.

Géographie et construction de l’empire

La caractéristique géographique qui définit le mieux la Russie est qu’elle est indéfendable, c’est pour cela que sa stratégie est d’assurer la protection du territoire. Différemment à de nombreux pays,  sa région principale, la Moscovie, ne possède aucune barrière de protection et c’est pour cela qu’elle fut envahie à plusieurs reprises. C’est ce qui l’a amené à étendre ses frontières géographiques à travers le temps, afin d’établir une redoute et de créer une profondeur stratégique entre le cœur de la Russie et la myriade d’ennemis qui l’entoure. Cela signifie s’étendre jusqu’aux frontières naturelles des Carpates (qui traverse l’Ukraine et la Moldavie), du Caucase (notamment le Petit Caucase, ancienne Géorgie et dans l’Arménie) et du Tian Shan de l’autre côté de l’Asie Centrale. Le seul et unique vide demeure la plaine d’Europe du Nord, où la Russie a toujours revendiqué le plus de territoire possible (comme les Baltiques, la Biélorussie, la Pologne et même d’une partie de l’Allemagne). En bref, la Russie a besoin de créer un genre d’empire pour se protéger.

Il existe deux problèmes à créer un empire : le peuple et l’économie. Ces deux problèmes découlent du fait que l’absorption de tant de terre par les empires russes leur a posé des difficultés pour subvenir aux besoins de cette grande population et de supprimer ceux qui refusait de se conformer (surtout ceux qui n’appartenaient pas à l’ethnie russe). Cela mène à une faiblesse inhérente de l’économie qui sera à jamais incapable de surmonter les défis liés aux besoins en infrastructure pour subvenir aux besoins de la population d’un si vaste empire. Néanmoins, cela n’a jamais empêché la Russie de devenir une grande puissance sur de longues périodes, même en dépit de ses défaillances économiques, car la Russie a toujours davantage misé sur sa puissante armée et son dispositif de sécurité plutôt que sur son développement économique.

Maintenir un État fort

La puissance de la Russie doit être mesurer à la fois par la force de son État mais aussi par sa capacité à gouverner. Ceci est très différent de la popularité du gouvernement russe (même si la popularité de l’ancien président et actuel Premier Ministre Vladimir Poutine est indéniable) ; c’est l’aptitude des dirigeants russes, Tsar, Parti Communiste ou premier ministre, à conserver une main ferme sur la société et la sécurité. Cela permet à Moscou de détourner les ressources du peuple en faveur de la sécurité d’État et d’éradiquer toute résistance. Si le gouvernement contr��le fermement la population, le mécontentement envers les politiciens, les mesures sociales ou l’économie ne représentent pas une menace pour l’État – surement pas dans le court terme.

C’est lorsque les dirigeants russes perdent le contrôle sur le dispositif de sécurité que les régimes s’effondrent. Par exemple, lorsque le Tsar perdit le contrôle de l’armée durant la Première Guerre Mondiale, il perdit également le pouvoir et l’empire russe implosa. Sous Josef Staline, il y avait des disfonctionnements économiques considérables et un mécontentement très répandu, mais Staline maintenu sous contrôle le dispositif de sécurité et l’armée, qu’il utilisa pour la moindre dissension. Une faiblesse économique et un régime totalitaire furent acceptés car considérés comme l’inévitable prix de la sécurité et du statut de puissance stratégique.

Moscou utilise toujours les mêmes logiques et stratégies. Lorsque Poutine arriva au pouvoir en 1999, l’État russe était décadent et faible face aux autres grandes puissances. Afin de regagner la stabilité russe –et éventuellement sa place sur la scène internationale – Poutine commença d’abord par conforter le pouvoir du Kremlin dans le pays, ce qui signifie renforcer le pays économiquement, politiquement et socialement. C’est ce qui arriva une fois que Poutine eut réorganisé et renforcé les dispositifs de sécurité, lui conférant ainsi un plus grand pouvoir de domination sur le peuple avec un seul parti politique, purgé l’économie de l’influence étrangère et construit un culte de la personnalité parmi la population.

Par la suite Poutine plaça son viseur sur une sorte d’empire russe afin de garantir un futur au pays. Ce n’était en aucun cas une question d’ego de Poutine mais plutôt une considération nationale issue de plusieurs siècles de précédents historiques.

Poutine venait de voir les américains empiéter sur le territoire russe, il jugea alors que la Russie devait impérativement survivre : Washington avait amené la plupart des États d’Europe Centrale et les anciens États Baltes de l’empire soviétique a rentrer dans l’OTAN et l’Union Européenne ; soutenant les « révolution coloré » pro-occidental en Ukraine, Géorgie et Kyrgyzstan ; établissant des bases militaires en Asie Centrale ; et annonçant des bases de lancements de missiles de défense en Europe Centrale. Pour la Russie, les Etats-Unis avaient l’air de s’accaparer sa périphérie afin de s’assurer que Moscou demeure à jamais vulnérable.

Sur les six dernières années, la Russie a relativement réussi à repousser l’influence qu’exerçait l’occident sur ses anciens pays satellites. L’émergence de problèmes internationaux est la principale raison de ce succès, principalement au Moyen Orient et en Asie du Sud. En addition, Washington a entretenu une fausse interprétation sur la Russie, consistant à croire qu’elle n’essayera pas de recréer un genre d’empire. Cependant, comme nous pouvons l’observer à travers l’histoire, elle le doit.

Le projet de Poutine

En septembre dernier, Poutine a annoncé son intention de se représenter aux élections présidentielles russes de 2012, et a commencé à dresser l’ébauche des grandes lignes de son nouveau règne. Il indiqua que la Russie formaliserai ses relations avec d’anciens pays satellites en créant une Union Eurasienne UEu ; d’autres anciens États soviétiques l’avait proposé il y a près de 10 ans, mais la Russie est à présent en état de le mettre en place. La Russie débutera alors cette nouvelle version d’un empire russe en créant une union avec d’anciens pays soviétiques dont la capitale serait à Moscou, là où siègent actuellement diverses associations, telles que l’Union Douanière, l’État d’Union et l’Organisation du Traité de Sécurité Collective. Cela permettra à l’UEu de rassembler à la fois les sphères économiques et militaires.

La nouvelle UEu n’est pas une recréation d’une Union Soviétique. Poutine comprend pertinemment l’inhérente vulnérabilité à laquelle la Russie devrait faire face en conduisant le fardeau économique et stratégique que peut représenter une si grande population étalée sur 9 millions de kilomètres carrés. Ce fut l’une des plus grandes faiblesses de l’Union Soviétique : essayer de contrôle directement autant de personnes. À la place, Poutine crée une union dans laquelle Moscou aurait une influence sur la politique étrangère et sur les questions de sécurités sans pour autant être responsable du fonctionnement interne des États de l’union. La Russie n’a tout simplement pas les moyens de supporter une stratégie d’une telle ampleur. Moscou ne voit pas l’intérêt de se mêler des scènes politiques du Kirghizistan ou de soutenir l’économie Ukrainienne pour contrôler ces deux pays.

Le Kremlin a pour objectif d’avoir achever la fondation de l’UEu pour 2015, date à laquelle la Russie pense que les Etats-Unis devraient se recentrer sur l’Eurasie. Les engagements de Washington envers l’Irak arrivent devrait s’achever cette année et Washington entend mettre un terme aux opération militaires et réduire ses forces présentes en Afghanistan, ainsi vers 2015, les Etats-Unis auront de l’attention militaire et diplomatique à revendre. C’est également la période durant laquelle les installations de missiles balistiques de défense en Europe Centrale devraient être inaugurée. Pour la Russie, cela représentera un front formé américain et pro-américain sur les frontières d’Europe Centrale de l’ancienne Union Soviétique (et la future UEu). La création d’une nouvelle version de l’empire russe combiné au renforcement de l’influence américaine sur la périphérie de cet empire tend à faire éclater une nouvelle vague d’hostilité entre Moscou et Washington.

Cela pourrait constituer les bases d’une nouvelle version de la Guerre Froide, bien que que la précédente n’aurait sans doute pas durée aussi longtemps. L’autre raison qu’énonce Poutine pour la restauration d’un genre d’empire russe c’est qu’il sait que la prochaine crise qui atteindra la Russie sera probablement celle qui aura raison du pays une bonne fois pour toute : la Russie se meure. La démographie du pays compte parmi les pires au monde, déclinant régulièrement depuis la Première Guerre Mondiale. Son taux de natalité est bien dessous du seuil de mortalité et le pays compte aujourd’hui plus de quinquagénaires que d’adolescents. La Russie peut être une grande puissance sans pour autant avoir une économie forte, néanmoins aucun pays ne peut être une grande puissance sans avoir de peuple. C’est pour cette raison que Poutine tente aujourd’hui de renforcer et protéger la Russie, avant que la démographie ne l’affaiblisse. Toutefois, même en prenant la démographie en considération, la Russie sera capable de soutenir la croissance actuelle de sa puissance au moins sur une autre génération. Cela signifie que la Russie risque de connaître son dernier grand moment au cours des 5 prochaines années – un moment qui sera marqué par le retour du pays comme un empire régional et une nouvelle confrontation avec son vieil adversaire, les Etats-Unis.

Commentaires & Critiques

Cet article présente de nombreuses qualités. Il débute par une analyse des besoins historiques d’un empire russe. L’auteur énonce les limites qui ont menées cet empire à sa perte. Par la suite, l’auteur présente les moyens que peut utiliser Vladimir Putin pour reconstituer un empire tout en se préservant de ces limites. Enfin, il met en perspectives les divers défis et enjeux qui pèsent sur la Russie. L’auteur place au centre de cette stratégie l’ex-président russe : Vladimir Putin. Il lie ainsi le sort de Vladimir Putin et de l’avenir de la Russie. Il semblerait qu’une fenêtre de 10 ans existe, durant lesquelles la Russie choisira la résurrection ou l’abdication.

Cet article est d’actualité étant donné que l’actuelle crise en Syrie à marquer le retour de la Russie comme grande puissance sur la scène internationale. Cela se remarque à travers la décision du magazine Forbes de nommer Vladimir Putin comme l’homme le plus puissant du monde. Cet événement confirme donc la prévision de l’analyste qui considérait que la Russie devra sortir de son immobilisme dans les prochaines années si elle veut récupérer son rayonnement d’autrefois.

Une critique que l’on peut entrevoir dans cet article consiste dans le fait qu’il ne parle pas du gouvernement de Dmitri Medvedev. On ne sait pas qu’elle ligne a adopté la Russie sous son mandat. Son mandat a pourtant eu lieu alors qu’une crise économique majeure a frappé les pays occidentaux. Il semblerait donc intéressant d’observer comment ce gouvernement a mit à profit cet arrêt des pays occidentaux pour rattraper son retard, voire prendre le dessus sur eux. Aussi, étant donné que cet article met en avant le rôle crucial de Vladimir Putin dans la reconstruction d’un empire Russe, il semblerait pertinent d’aborder le thème de l’après Putin. Dans quelle mesure la Russie peut-elle se passer de Vladimir Putin ?

Source

Article original: Lauren Goodrich, Russia: Rebuilding an Empire While It Can, dans Stratfor, 31 octobre 2013.

 

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