L’Anthropocène: Une Géopolitique de la vulnérabilité

Article soumis par Vincent Tourret dans le cadre du concours Geolinks sur la Géopolitique de l’Anthropocène. 

L’avènement de l’Anthropocène pourrait de prime abord annoncer la réalisation des idéaux positivistes et libéraux contenus dans le progrès des Lumières. Principale force géologique et évolutionnaire, l’homme serait enfin devenu maître en son domaine et des éléments, un héros qui pourrait prétendre au rang d’un Dieu, même si prothétique. Malheureusement, au lieu de nouvel âge d’or, cette nouvelle ère se caractérise pour l’instant par la dévastation produite par ses activités industrielles et ce, sous toutes les latitudes, dans tous les milieux et contre tous les êtres humains et non-humains. Ses phénomènes sont multiples et hétérogènes : gaz à effet de serre, augmentation de l’acidité des océans, désertification, extinction massive des espèces et bien d’autres encore. Pourtant ils sont tous interdépendants, formant des réactions incontrôlées, non linéaires et rétroactives. Ils signalent un dérèglement général des paramètres de la vie terrestre telle que nous la connaissons. Il ne s’agira pas cependant d’en faire un exposé complet mais d’analyser leur porté géopolitique, celle d’une réaction politique et militaire à un choc écologique et énergétique ou en d’autres termes, d’exposer les conséquences de l’emprise de l’imprévisible sur le rapport de l’Homme à la Terre et des États à leur Territoire. L’Anthropocène, force de déstabilisation, est elle de fait, synonyme de conflit ? Le comprendre par la géopolitique permettra non pas comme disait Lacoste de « faire la guerre » mais bien au contraire en adoptant l’approche polémologique, de souligner les nouvelles conditions de la bellicosité qui s’esquissent pour l’éviter.

Les Ressorts de l’Anthropocène : le retour du Nomos de la terre.

L’Anthropocène représente une véritable révolution copernicienne. La Géopolitique fondée sur les relations de domination, de maîtrise de l’environnement est confrontée à la disparition du territoire, support d’une autorité politique, parallèlement à la réaffirmation du sol, espace non clairement défini car fragmenté, disputé, chaotique. En effet, cette nouvelle ère semblerait ainsi incarner à ce titre la quatrième « blessure narcissique » au sens freudien du terme, d’une humanité désormais mise en orbite, appartenant au règne animal, irrationnelle et finalement (re)devenue simple entité dépendante d’un écosystème. Elle symbolise le « retour de Gaïa » comme l’exprime Bruno Latour : la fin de l’extériorité de la Nature. La Terre, d’objet neutre, « d’espace » façonné par la volontés des hommes, divisé ainsi en « territoires », sceaux de leur propriété, est redevenue un sujet. En effet la fin du « Grand Partage » entre Nature et Histoire s’est accomplie. Hannah Arendt, déjà, dans Crise de la Culture exprimait la radicalité nouvelle de la maitrise de l’atome qui en altérant directement la structure de l’univers, brisait l’éternité de la Physis ou Physique, à l’immuabilité cyclique, en introduisant l’éphémère et la mortalité du Politike, c’est à dire le domaine sublunaire où s’accomplit l’action de l’Homme. Au sein des lois de la nature s’immisce désormais le hasard de la Praxis humaine dans une relation hybride et chaotique : celle de l’habitabilité. « L’homme n’est plus « dans » la Nature mais participe de sa qualité à contenir la vie[1]. Au lieu d’être le récit d’une émancipation, l’Anthropocène est bien celui d’une appartenance réaffirmée à son milieu terrestre, non perçue comme la possibilité d’une nouvelle condition humaine universelle, permise par ce nouveau critère de retour « à » la Terre, mais plutôt comme une aliénation par le retour « de » la Terre. En effet cette occultation du sol était le fondement de la civilisation occidentale et de celle « mondialisée » d’aujourd’hui. La théorie économique en est un symptôme éclairant : ayant écarté la terre des moyens de production pour n’en faire qu’un simple produit du Capital et du Travail, elle alimenta par la même l’idée d’un Progrès « hors-sol », limité par la seule créativité humaine, c’est à dire la technologie. L’Homme dès lors libéré des contraintes matérielles, se plaçait dans une position transcendante oubliant, pour paraphraser le titre du livre de Daniel Cohen, que le monde est clos malgré son désir infini.

Dès lors, ce retour du sol refoulé, parce qu’il symbolise une perte de contrôle inaugure une géopolitique non plus comme expression de la puissance ou des rivalités humaines, c’est à dire de contrôle territorial mais bien une géopolitique de sa vulnérabilité et en un sens réactionnaire. Au contraire de permettre une communauté cosmopolite, l’Anthropocène risque de réactualiser l’appel au sang et au sol : Blut und Boden, le repli sur soi pour préserver ses gains matériels et sociaux et l’accusation de tous. Or le sol n’est pas défini par une autorité, c’est un espace pour lequel on se bat, un espace fantasmée, idéologique, en danger, précaire et qui n’a donc d’existence spatiale que celle occupée par ses sympathisants. Il épouse moins les formes d’un État que des rapports de force divers. L’Azawad par exemple, le projet sécessionniste Touareg dans le Nord Mali en est emblématique. Des populations du Sahel, confrontées à la désertification croissante de leur terre, à un stress hydrique important et se sentant abandonnés voire discriminés par l’État central proclament leur indépendance et prennent les armes. S’esquissent dès lors une géopolitique des sols, diluant les territoires où les vulnérabilités écologiques de certaines populations ou groupes d’intérêts pourront devenir des revendications politiques dans des mouvements d’auto-défense accusant l’extérieur d’exploitation et de destruction de leur héritage. Si pour l’instant la forme majoritaire est interne aux États et non-armée, comme en France avec le mouvement Zadiste, une internationalisation voire des conflits interétatiques sont prévisibles, notamment par leur instrumentalisation à des fins de déstabilisation par des États hostiles. De plus l’hypothèse de l’éco-terrorisme n’est pas à écarter.

Cette logique cependant s’exprime actuellement dans la géopolitique des conférences sur le climat. En effet L’Anthropocène alors qu’elle nécessiterait un « nouvel âge institutionnel »[2] à même de régler un dérèglement global et transnational, connait une gestion multilatérale au sein de la CCNUCC[3] s’apparentant à une « fabrique de lenteur » selon Stefan Aykut et Amy Dahan. L’absence d’un front commun Nord-Sud en est la principale raison car la responsabilité de l’Anthropocène n’a pu être tranchée. Déjà certains proposent de parler d’Anglocène[4] où Américains et Anglais seraient donc, les principales forces géologiques de la Planète. Les objectifs d’atténuation de l’anthropisation et d’adaptation à ses effets sont par conséquents inconséquents. La COP 21 elle-même, malgré qu’elle soit un accord universel, reste conditionnée à la promesse des pays développés de délivrer un soutien financier et technologique aux émergents. Enfin elle propose des objectifs de réduction jugés à la fois irréalistes et insuffisants[5].

L’État est il résilient : la menace de l’effondrement ?

 

Le dérèglement du climat et de l’habitabilité caractéristique de l’Anthropocène pose la question de la résilience de l’État comme principe d’organisation des collectivités humaines. En effet cette ère géologique nous plonge dans une « longue urgence »[1] où les instances politiques et les populations seront soumises à des suites de chocs continues et indéfinis, systémique dont seuls l’intensité et le rythme varieront. Ces chocs découlant du changement climatique sont d’abord des causes d’insécurité directes, tels que les phénomènes naturels « extrêmes » : baisse ou hausse drastique des précipitations, cyclone, etc. avec un renforcement de la létalité du fait de la concentration des populations sur les littoraux. Cependant ils sont aussi sources de risques, qui, s’ils sont plus « indirects » n’en sont pas moins des « conflict multiplier » tels que les migrations climatiques ou « réfugiés climatiques » qui entre 2008 et 2012 représentaient plus de 140 millions de personnes et dépassaient le nombre de réfugiés politiques (16,7 millions selon le HCR)[2] mais aussi la contamination de l’environnement par des catastrophes industrielles étrangères : Fukushima, Tchernobyl, etc. Enfin, ces chocs peuvent être des menaces, telles que des guerres pour les ressources pour assurer sécurité, qualité et quantité de ses approvisionnements en matière premières mais aussi les stratégies de résilience des autres États comme l’achat de terre ou Land Grabbing qui peuvent opérer une inflation du prix des denrées alimentaires comme en 2006 pour le riz[3]et la Géo-ingénierie. Cette dernière, même si ses utilisations militaires ont été interdites par la convention ENMOD[4] rendra potentiellement toute catastrophe naturelle susceptible d’être un acte hostile.

L’État, acteur et victime, confronté à des risques imprévisibles et constants devra dès lors intégrer les stratégies de résilience pour continuer de dominer et assurer son autorité, notamment en réduisant l’empreinte énergétique de ses armées et industries de défense sans impacter leur efficacité opérationnelle mais aussi en les formant aux interventions humanitaires, plus nombreuses et qui requièrent des compétences différentes[5]. La modernisation de l’armée russe en cours, qui s’appuie explicitement sur le déploiement rapide de troupes « humanitaires », n’est pas innocente et intimement corrélée au succès de la prise de la Crimée[6]. L’argument environnemental pourrait ainsi devenir potentiellement l’alibi d’intervention armée en territoires souverains étrangers. L’État enfin peut ne pas résister et sombrer. Jared Diamond dans « Effondrement » liste ainsi 5 collapsus, les facteurs décisifs de l’autodestruction d’une société et d’un État. Le premier concerne des dommages irréparables à l’environnement infligés par l’Homme : des écocides, renforcé par le second facteur : un changement climatique perturbant l’équilibre écologique. Les facteurs trois et quatre consistent en la pression militaire des voisins hostiles et le délitement des alliances commerciales ou militaires. Enfin, le cinquième est lié à l’incapacité d’une prise de décision par les élites, que ce soit par esprit de castes ou par manques des outils intellectuels nécessaire pour identifier le problème[7]. Si Diamond parle essentiellement de la disparition des Mayas ou des Vikings du Grand Nord, son analyse est malheureusement de plus en plus d’actualité. Plongé dans ce que Baumard appelle le « vide stratégique » [8] et enfermé dans notre conception traditionnelle d’une Nature distincte de l’Histoire, il nous est difficile de penser sur le temps, d’où notamment l’apparition de cette « longue urgence » que nous n’arrivons pas à résoudre. L’Ecocide semble pour le moins bien avancé et le système international, fondé sur le respect des souverainetés étatiques voit ses frontières voler en éclat sous l’action des entités transnationales voire directement par des politiques révisionnistes comme aux îles Sakoku/Diaoyu et bien sûr en Ukraine. L’Anthropocène est donc une menace existentielle pour les États et les îles de Micronésie qui disparaissent sous les flots sont bien là pour nous le rappeler.

l’Anthropocène : une Géopolitique réformée.

 

La géopolitique selon Kjellen qui se devait être « la science de l’État en tant qu’organisme géographique, tel qu’il se manifeste dans l’espace » semble de fait menacée si ce n’est dépassée. En effet l’État comme autorité ou pouvoir institutionnalisé sur un territoire voit l’irruption du sol fragmenter son domaine souverain et se retrouve menacé d’effondrement en tant qu’organisation des collectivités humaines. La géopolitique si elle veut identifier la charge conflictuelle de l’Anthropocène, se doit ainsi d’évoluer, passer d’une étude de l’inscription de la puissance de l’homme sur la Terre à celle de la configuration spatiale de ses vulnérabilités afin d’aider à bâtir la résilience des sociétés humaines. Elle qui a toujours reconnu l’impératif matériel de la géographie représente un merveilleux outil d’exploration de ces nouvelles lignes de fractures et dangers. Comme le chantait le poète Hölderlin : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ».

Auteur: Tourret Vincent

Étudiant en Master 1 : Relation Internationale Sécurité et Défense de l’université Lyon 3 en échange à l’étranger à Georgetown University.  Journaliste au Journal International. Stagiaire Assistant-Chercheur à la “Potomac Foundation”, Virginia, think tank traitant de “security studies”. ​Double Diplômé en Droit et Science Politique à Lyon 3. 

 

Notes de bas de page: 

[1] VALENTIN, Jean-Michel, « Le soutenable et l’insoutenable. Résilience et Géostratégie », Annales des Mines – Responsabilité et Environnement, 04/2013, n°72, consulté le 03/02/2016, url : http://www.cairn.info.ezscd.univ-lyon3.fr/article.php?ID_ARTICLE=RE_072_0022&DocId=85183&hits=2560+2378+1447+1429+1297+, La Longue Urgence fut théorisée par Kunstler et James Howard.

[2] GEMENNE, François, “L’Anthropocène et ses victimes. Une réflexion terminologique”, CERISCOPE Environnement, 2014, consulté le 05/02/2016, url : http://ceriscope.sciences-po.fr/environnement/content/anthropocene-et-ses-victimes-une-reflexion-terminologique

[3] SEO, Kihwan et RODRIGUEZ, Natalia, « Land Grab, Food Security and Climate Change : A Vicious Circle in the Global South », consulté le 04/02/2016, url : http://www.intechopen.com/books/human-and-social-dimensions-of-climate-change/land-grab-food-security-and-climate-change-a-vicious-circle-in-the-global-south

[4] ENMOD : Convention sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles adopté le 10 décembre 1976.

[5] ALEX, Bastin, « Préserver la sécurité à l’Anthropocène », Vraiment Durable, 01/2014, n°5, consulté le 03/02/2016, url : http://www.cairn.info.ezscd.univ-lyon3.fr/article.php?ID_ARTICLE=VDUR_005_0177&DocId=92502&hits=5177+5173+4903+4535+4468+4176+4136+4008+3092+1157+1125+1038+115+22+6+.

[6] BRUUSGAARD, Ven Kristin, “Crimea And Russia’s Strategic Overhaul”, Strategic Studies Institute, (2014), url : http://www.strategicstudiesinstitute.army.mil/pubs/Parameters/Issues/Autumn_2014/11_BruusgaardKristin_Crimea%20and%20Russia’s%20Strategic%20Overhaul.pdf, et GRAU, W. Lester, “Restructuring the Tactical Russian Army for Unconventional Warfare”, Red Diamond, volume 5, issue 2, (Kansas, Fort Leavenworth: February 2014).

[7] JOIGNOT, Frédéric, « L’Homme, cet animal suicidaire peint par jared Diamond », Le Monde. 27/09/2012, consulté le 03/02/2016, url : http://abonnes.lemonde.fr/culture/article/2012/09/27/l-homme-animal-suicidaire_1766966_3246.html.

[8] Czakon Wojciech, « Philippe BAUMARD (2012) Le vide stratégique. Paris : CNRS.. », M@n@gement 2/2012 (Vol. 15) , p. 226-233, consulté le 03/02/2016, url : http://www.cairn.info/revue-management-2012-2-page-226.htm.

[1] « Bruno Latour pense autrement la crise écologique », Le Monde, 28/10/2015, consulté le 03/02/2016, url : http://abonnes.lemonde.fr/livres/article/2015/10/28/bruno-latour-pense-autrement-la-crise-ecologique_4798557_3260.html

[2] Ibid.

[3] Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques

[4] BONNEUIL, Christophe et FRESSOZ, Jean-Baptiste, « l’Événement Anthropocène », Seuil, 2013.

[5] AYKUT, Stephan, « COP21 : les ombres d’un accord », Le Monde, consulté le 03/02/2016, url : http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2015/12/16/cop21-les-ombres-d-un-accord_4833210_3232.html

BIBLIOGRAPHIE.

 

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