Il est possible de mettre en exergue plusieurs grands enjeux géopolitiques en Espagne au Vingt-et-unième siècle. Le terrorisme, après les attentats islamistes du 11 mars 2004 à Madrid, a fait resurgir le traumatisme des actes criminels d’ETA. D’autre part, l’immigration ou encore la question de l’eau constituent des sujets de préoccupation majeurs. Il existe en outre un autre enjeu géopolitique de taille pour l’Espagne, celui de son modèle territorial et politique, alors même que la transition démocratique espagnole fut très particulière et que depuis, l’Espagne s’est imposée comme « une nouvelle plaque tournante des relations internationales », selon William Genieys. Cependant, son unité est indéniablement menacée par les nationalismes régionaux, particulièrement basques et catalans.
Ces derniers font preuve de velléités indépendantistes, ce qui menace la stabilité de l’État des Autonomies. Il est difficile d’appréhender ce type de volonté indépendantiste, remettant en question le territoire d’une nation. De plus, point primordial, cette question concerne non seulement la géopolitique de l’Espagne, mais également par extension celle de l’Union européenne, puisque l’Espagne en fait partie. De plus, l’UE est une institution qui favorise l’écho des revendications de ces nationalismes au plan international, car ils pèsent au sein du Comité des régions notamment.
Il convient de définir les notions principales dont il sera question lors de l’étude :
– la nation est, pour le géographe Yves Lacoste, « le concept géopolitique fondamental ». Selon Philip Kreager, elle est « formée d’un peuple ou d’une culture distincts qui, numériquement, constituent une population distincte, et parfois un État indépendant ». L’indépendance et la souveraineté sont par ailleurs très importantes pour une nation politique.
– le nationalisme peut, lui, se définir comme la défense d’une identité, d’une histoire, d’une culture, par un peuple sur un territoire donné.
– le régionalisme est le nationalisme des peuples qui ne forment pas un État. C’est le cas par exemple de la Catalogne, du Pays basque ou la Galice en Espagne, qui réclament l’octroi de compétences d’autonomie supérieures voire l’indépendance.
La remise en cause de l’État des Autonomies par les nationalismes régionaux
Il paraît intéressant d’étudier la remise en cause de l’État des Autonomies espagnol notamment par les nationalismes régionaux, en ce que récemment, comme l’affirme Frank Tétart, des « indépendances du Monténégro et du Kosovo aux auto-proclamations de l’Ossétie du Sud ou de l’Abkhazie, en passant par les velléités autonomistes de l’Écosse, de la Flandre, de la Catalogne ou du Pays basque, les exemples ne manquent pas […] pour se convaincre de l’acuité du nationalisme en Europe ». Cette question est donc prégnante de nos jours, et ses conséquences sont importantes sur la géopolitique en Europe.
Il est important de souligner que les nationalistes régionaux ne rejettent pas l’État en tant que tel, mais estiment que l’État sous l’autorité duquel ils sont placés n’est pas légitime. Dans le cas du nationalisme catalan par exemple, ce n’est pas la notion d’État en elle-même qui est contestée, mais le fait qu’il paraît illégitime pour une frange importante de la population de dépendre d’un État espagnol, perçu comme illégitime voire oppresseur, alors qu’ils estiment être composante d’une nation, avec leur culture, leur histoire, leur langue propres.
Un aspect fondamental de la contestation de l’État des Autonomies par certaines d’entre elles est indéniablement ce qui a initialement fait son succès. Alors que, selon la formule consacrée, la Loi fondamentale de 1978 devait offrir el café para todos (le café pour tous), c’est à dire reconnaissait des compétences propres et différentes selon chaque Communauté autonome, puisque sur les dix-sept Communautés autonomes, il n’existe pas deux listes de compétences identiques, ces divergences de compétences font aujourd’hui débat en Espagne.
Par exemple, la Catalogne conteste largement le fait qu’elle n’ait pas son propre Trésor public, alors que le Pays basque et la Navarre ont le leur. Ce type de divergence a un double effet négatif en Espagne. D’une part, cela accentue la volonté indépendantiste des séparatistes, car le refus d’accorder certaines compétences à des Autonomies alors que d’autres peuvent en jouir est généralement incompris et considéré comme injuste et arbitraire. D’autre part, cela crée des tensions entre les Communautés autonomes elles-même, qui font face à des rivalités importantes devant l’inégalité des compétences dont elles disposent. Par conséquent, l’unité de la nation espagnole est ébranlée, alors que les tensions entre régions croissent parallèlement aux divergences de compétences accordées.
Par ailleurs, l’augmentation des dépenses sociales des Autonomies, alors que ces dernières gèrent toutes en principe, depuis 2002, la santé et l’éducation, met financièrement les Communautés autonomes en difficulté. Les dépenses augmentent alors que les revenus, eux, s’amenuisent, surtout depuis 2008. De plus, le gouvernement conservateur en place depuis décembre 2011 a imposé aux Autonomies des coupes budgétaires importantes.
Alors que les législations sont différentes dans chaque Autonomie, cela est parfois rédhibitoire pour que de grandes entreprises s’implantent en Espagne ; ce point est problématique car cela peut dissuader d’éventuels investisseurs étrangers. La Catalogne, notamment, pâtit de cet état de fait, car cela freine son développement économique.
En outre, les difficultés économiques que connaît l’Espagne ont mis en exergue la complexité de l’État des Autonomies. Au niveau administratif, le découpage qui distingue l’État central, les Communautés autonomes ou encore les Provinces, est coûteux. D’ailleurs, le gouvernement de Mariano Rajoy a recentralisé en partie certaines prestations sociales touchant la santé ou encore l’éducation, alors que ces compétences étaient depuis 2002 de la responsabilité de l’ensemble des dix-sept Autonomies du Royaume.
Depuis 2008 principalement, et la crise économique et financière mondiale qui touche particulièrement l’Espagne, les Autonomies ont cessé de se développer, pour des raisons économiques mais également politiques. Cette crise a provoqué un débat sur l’État des Autonomies, et son possible effondrement vers un État que la droite (Partido Popular) souhaite voir se centraliser, et la gauche (Partido Socialista Obrero Español) évoluer vers un État fédéral.
Cependant, l’un des aspects les plus critiqués de l’État des Communautés autonomes est le fait que ce régionalisme soit déséquilibré. Ainsi, l’État central a accepté d’attribuer des compétences à certaines Autonomies et non à d’autres, comme le Pays basque ou la Catalogne, pour que leur nationalisme et leur capacité à tendre vers l’indépendantisme soient endigués.
Étude de cas : la Catalogne
Le nationalisme catalan peut être considéré comme pacifique en ce qu’il n’y existe pas de terrorisme indépendantiste, contrairement à Euskadi Ta Askatasuna au Pays basque. C’est, au reste, l’une des différences fondamentales entre les nationalismes des deux Autonomies. Alors qu’au Pays basque la part de non-nationalistes dans la population est quasiment équivalente au nombre de nationalistes, le sentiment d’appartenance à une nation catalane est beaucoup plus répandu en Catalogne, où règne un véritable bilinguisme, le catalan cohabitant avec le castillan, langue nationale.
Le nationalisme catalan est apparu lors du déclin de la puissance espagnole au niveau international. Dès lors, au Vingtième siècle, le régionalisme s’est élargi, d’après Barbara Loyer, « aux classes moyennes et aux intellectuels de gauche et évolua vers l’idéologie nationaliste et indépendantiste », les nationalistes voulant que la Catalogne soit plus influente au niveau national, alors que les indépendantistes souhaitent se séparer de Madrid.
Un nationalisme catalan posant la question de l’indépendance de la Catalogne
L’unité nationale espagnole a été mise à mal par le projet de référendum pour l’indépendance de la Catalogne, qui s’est déroulé le 9 novembre 2014. Il a posé, d’une part, des difficultés d’ordre juridique. Pour le porte-parole du gouvernement catalan, Francesc Homs, la Catalogne a le droit de se prononcer sur la volonté d’auto-détermination de l’Autonomie par le biais d’un référendum, en vertu du nouveau statut d’autonomie de la Catalogne depuis 2006. Le gouvernement central n’a lui cessé d’affirmer qu’un référendum de ce type était illégal, car contreviendrait au caractère indivisible de la nation espagnole, reconnu par la Constitution de 1978. Cette dernière opère une distinction entre la nation espagnole et les régions et nationalités qui composent l’État des Autonomies espagnol. La notion de nationalité a par ailleurs été utilisée initialement pour distinguer la Catalogne, la Galice et le Pays basque des autres Autonomies. On retrouve dans ce débat l’opposition entre la volonté d’indépendantisme en Catalogne, la préférence centralisatrice du Parti Populaire au pouvoir, et le souhait d’évolution de la gauche espagnole vers le fédéralisme. Cette question catalane fragilise donc la majorité conservatrice au pouvoir et démontre les difficultés et le flou qui entourent la pérennité de l’État des Autonomies tel que prévu par la Constitution de 1978.
Alors que les députés espagnols avaient refusé le 8 avril 2014 qu’ait lieu un référendum, Mariano Rajoy lui-même, chef du gouvernement, y était fermement opposé. Cependant, Artur Mas, chef du gouvernement catalan, a tenu à ce que le référendum populaire prévu 9 novembre 2014 ait lieu, afin que le peuple catalan se prononce sur l’indépendance de l’Autonomie. Cela pose une question de démocratie en Espagne. La question de l’indépendance de la Catalogne est un défi d’une ampleur extraordinaire pour le gouvernement espagnol, qui ne compte toutefois pas infléchir sa position sur l’illégalité d’un tel référendum populaire, permettant à la Catalogne d’obtenir son indépendance. Ainsi, si l’argument avancé en premier lieu est l’indivisibilité de la nation espagnole, il ne faut pas éluder le fait que la Catalogne est l’Autonomie la plus riche ainsi que la plus touristique du pays et représente 20% du produit intérieur brut du Royaume.
La Catalogne, une Communauté autonome dotée d’une politique extérieure
La Catalogne est une Communauté autonome, et non un État dans une Fédération. Cet aspect est fondamental, en ce que la Constitution espagnole de 1978 prévoit que seul le gouvernement central détient une compétence en matière de relations internationales, bien qu’un nouveau statut d’autonomie soit en vigueur en Catalogne depuis 2006 et ait élargi les compétences de l’Autonomie catalane. Cependant, selon Carlos Pacheco Amaral, « la Catalogne est [très engagée] dans les affaires […] internationales ». L’exemple de la contestation contre la participation de l’Espagne à la guerre en Irak, en 2003, est édifiant. Les dirigeants catalans étaient même contre cette guerre, et non seulement contre la participation de l’Espagne au conflit. La population catalane, elle, a manifesté à plusieurs reprises son hostilité à la guerre en Irak. C’est donc « la Catalogne prise dans sa presque globalité, institutions et une grande partie de la société civile, qui déclare son rejet de la guerre en Irak ».
A cette occasion, la Catalogne a montré qu’elle était en profond désaccord avec l’action du gouvernement de José-Maria Aznar, à l’instar de l’Union européenne. Ce point est très important, car la Catalogne a profité de cette situation pour se rapprocher de l’UE. Elle se montre à ce titre très favorable aux élargissements de l’UE depuis 2004, même si elle aimerait qu’ils aient lieu au sud et non seulement à l’est, relativement notamment à la reconnaissance du catalan en tant que langue officielle européenne. Ainsi, l’UE ne reconnaît que les langues officielles des États membres, le castillan est donc considéré comme langue officielle par l’UE mais non le catalan, pourtant parlé par près de dix millions de locuteurs.
En outre, il ne faut pas négliger le poids économique de la Catalogne sur la scène internationale. Si elle est l’Autonomie la plus endettée d’Espagne, « son PIB dépasse celui du Portugal ou de l’Irlande » comme l’affirme Anne Cheyvialle. Par ailleurs, la Catalogne a des relations très étroites avec des nations étrangères, c’est le cas avec le Québec notamment, car la position stratégique de la Catalogne « en Europe ainsi que son leadership économique, technologique, culturel et touristique font de la Catalogne un partenaire important pour le développement de [leurs] exportations et la diffusion de [leur] culture et de [leur] expertise » d’après le Ministère des Relations Internationales du Québec. De plus, au niveau européen, selon Alain Touraine, « sa participation [est] très active aux échanges culturels » notamment. Enfin, Jordi Pujol et, par son biais, la Catalogne, ont acquis en 1991 « une stature internationale en étant le second dirigeant occidental à avoir une entrevue avec Boris Eltsine, quinze jours après le coup d’État qui a renversé en Russie Mikhail Gorbatchev » pour Gérard et Jean-François Dufour.
La remise en cause de l’État des Communautés autonomes mis en place par la Constitution de 1978
En somme, l’État des Communautés autonomes tel que mis en place par la Constitution de 1978 est remis en cause voire menacé, tant par les acteurs politiques nationaux espagnols, que par les nationalistes régionaux. Ainsi, le Parti Populaire conservateur au pouvoir est contre toute réforme constitutionnelle majeure, tout en opérant une recentralisation des compétences accordées aux Autonomies dans les faits, pour remédier aux difficultés économiques que connaît le pays et limiter les dépenses publiques. Le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol, à l’inverse, prône une refonte de la Loi fondamentale de 1978 pour mettre en place un État fédéral, qui offrirait plus de compétences aux régions et stabiliserait, selon lui, l’État espagnol et les régions qui le composent. La remise en question de l’État des Autonomies constitue un enjeu régional et national majeur, en ce que l’indépendance d’une ou plusieurs régions modifierait profondément la géopolitique espagnole. Partant, cela changerait également la géopolitique européenne. Ainsi, l’émergence d’un acteur catalan qui serait un État indépendant pose le problème de son appartenance à l’Union européenne, alors qu’un tel cas ne s’est jamais présenté. Cependant, cela serait un événement majeur pour beaucoup d’observateurs, qui affirment que la Catalogne sortirait de fait de l’UE, n’en faisant pas partie actuellement en tant qu’État. Cette question constitue donc un enjeu international indéniable, quand on sait que la Catalogne a un poids économique non négligeable à l’échelle européenne. De plus, c’est une région très riche et son PIB par habitant est supérieur à la moyenne de l’Union européenne.
Le paysage européen aurait pu profondément changer au cours de l’année 2014, alors que des élections étaient prévues en Belgique et que des référendums se sont tenus en Catalogne et en Écosse concernant leur indépendance. Il était légitime de se demander si l’année 2014 n’allait pas être « celle de l’éclatement de plusieurs États d’Europe » pour l’Institut Français des Relations Internationales, bien que ce ne fut pas le cas en définitive, alors que le référendum catalan n’a pas été reconnu par le gouvernement espagnol et que l’Écosse a dit « non » à l’indépendance.
Cependant, le problème catalan est loin d’être réglé. Alors que près de 81% des votants au référendum pour l’indépendance de la Catalogne ont dit « oui », ce vote reste symbolique. Il ne faut pas ignorer le fait que la Catalogne est stratégiquement très importante pour l’Espagne. En effet, au Nord de l’Espagne, elle est au plus près du centre de l’Union européenne et est une région essentielle pour l’Espagne. C’est en effet la région la plus riche d’Espagne, un pôle industriel et touristique dont l’importance est considérable. Ainsi, si le Parti Populaire avance comme argument premier l’indivisibilité et l’unité indissoluble de la nation espagnole pour s’opposer à la tenue d’un référendum posant la question de l’indépendance de la Catalogne, il est évident que le poids économique et stratégique que constitue cette région pour l’Espagne est un frein à celle-ci.
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– TOURAINE Alain, « Y a-t-il un modèle espagnol ? », in Pouvoirs (n°124), 2008.
La Catalogne est un sujet politique et en conséquence une nation. Appartient uniquement aux citoyens de la Catalogne de décider son rapport avec l’Etat Espagnol. Ce point de vue est partagé par un 80% de la population de la Catalogne, par 90 députés de 135 députés qui composent le Parlement Catalan, et par le nouveau parti politique espagnol Podemos. La légitimité et la volonté démocratique du peuple catalan dépassent largement la légalité actuelle issue de la Constitution de 1978. Une légalité conçue par des élus d’un côté de la table, et par des militaires de l’autre côté. Sur la table, des revolvers.
Le Catalan n’est pas parlé par 6 millions de personnes, mais par 10 millions.