Un mur de plus de 2 700 km construit par le Maroc en 1980 sépare le Sahara occidental en deux. Appelé « mur des sables », il est gardé par plusieurs milliers de soldats et systèmes de surveillance sophistiqués. Cette séparation physique permet au Maroc d’affirmer son contrôle sur plus des deux tiers du territoire du Sahara occidental, de contrer les offensives du Front Polisario et d’empêcher le sabotage de la bande transporteuse qui achemine la production de phosphate, des mines de Boucraa jusqu’au port de Laâyoune, 100 km plus loin. Le Sahara occidental dispose des plus grandes réserves mondiales de phosphate connues à ce jour, estimées à près de 50 millions tonnes selon l’agence scientifique américaine U.S. Geological Survey (1). Ce minerai devient alors un enjeu régional capital où se cristallisent toutes les tensions.
Le phosphate: une ressource stratégique pour le Maroc
Dans un contexte d’augmentation de la population mondiale et de facto des besoins croissants en nourriture, la production agricole nécessite une forte dépendance aux engrais pour assurer l’intensification de la production et la satisfaction de la demande. Aujourd’hui, 1 tonne de phosphate est nécessaire pour produire 130 tonnes de céréales. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’utilisation appropriée de phosphates naturels en tant que source de phosphore peut contribuer à une intensification agricole durable, en particulier dans les pays en voie de développement dotés de ressources en phosphates naturels (2).
L’Office chérifien des phosphates (OCP) est le premier producteur mondial. C’est une entreprise d’Etat marocaine qui détient le monopole de l’excavation et de l’exploitation des mines de phosphate au Maroc et au Sahara occidental. Organisme d’Etat, devenu Groupe OCP en 1975, il produit annuellement 10,1 millions de tonnes de phosphate. Selon la Chambre française de commerce et d’industrie du Maroc (CFCIM) (3) et représente plus de 45% des exportations mondiales. Sa clientèle est répartie sur les cinq continents: l’OCP fournit les principales puissances agricoles à la population exponentielle à l’instar de l’Inde, du Brésil ou de la Chine, très gourmandes en fertilisants.
Les violations des droits humains et l’impasse de l’auto-détermination
Fiche pays – République arabe sahraouie démocratique
Le Sahara occidental figure toujours sur la liste des « territoires non autonomes » de l’Organisation des Nations Unies (ONU) depuis 1965. Le royaume marocain contrôle l’exploitation de toutes les ressources naturelles y compris le phosphate des mines de Boucraa sans avoir consulté préalablement les représentants légitimes du peuple sahraoui. Ainsi, il fait fi du « principe de la souveraineté permanente de l’État sur les ressources naturelles » reconnu par l’Organisation des Nations Unies (ONU) et de plusieurs traités internationaux dont il est partie. Effectivement le Maroc a ratifié en 1979 le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) dont l’Article 1, stipule: « Pour atteindre leurs fins, tous les peuples peuvent disposer librement de leurs richesses et de leurs ressources naturelles, sans préjudice des obligations qui découlent de la coopération économique internationale, fondée sur le principe de l’intérêt mutuel, et du droit international. En aucun cas, un peuple ne pourra être privé de ses propres moyens de subsistance. » (4) L’exploitation des mines de phosphate constituait 6% du PIB marocain en 2012, une ressource naturelle belle et bien stratégique pour le royaume et une arme diplomatique que Rabat n’hésite pas à invoquer pour préserver ses intérêts régionaux et s’assurer du soutien des puissances étrangères.
« La mine est davantage exploitée pour des raisons sociales et politiques que pour son utilité économique. Son rendement est structurellement déficitaire, mais on préfère l’exploiter à perte plutôt que de supprimer des emplois dans cette région très sensible », souligne l’économiste Fouad Abdelmoumni repris par l’hebdomadaire Jeune Afrique (5). Cependant, certains rapports produits par des organisations sahraouies de défense des droits de l’homme sur l’exploitation des mines de Boucraa (6) dénoncent une discrimination quant à l’attribution des emplois au profit des marocains (dakhilis) qui viennent s’installer sur place grâce aux incitations financières du gouvernement. L’exploitation du phosphate ne semble donc pas servir les intérêts du peuple sahraoui contrairement à ce qu’affirme l’OCP. « Tous les revenus nets de PhosBoucraa [filiale de l’OCP] sont réinvestis dans la région et bénéficient à ses habitants », peut-on lire dans son rapport d’activité de 2012 (7). Les nouveaux plans d’investissement de la société sont relayés régulièrement par la presse européenne (8), on y parle de population locale sans bien comprendre s’il s’agit de dakhilis ou de sahraouis . Aucune statistique officielle transparente ne permet de comptabiliser le nombre de travailleurs sahraouis ni les profits réels du site de Boucraa (2% de la production selon le gouvernement) ou de savoir s’ils sont partagés avec les populations et réinvestis localement pour leur développement et non celui des colonies.
Toutes les initiatives des associations sahraouies ayant trait à l’auto-détermination, à l’indépendance ou à la revendication des mines de Boucraa sont durement réprimées par les autorités marocaines. Les libertés d’expression, de réunion, d’association et de manifestation sont sérieusement entravées et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), ratifié par le Maroc, unilatéralement violé. Quelques avancées peuvent être constatées, liées notamment à la légalisation en 2015 de l’Association Sarhaouie des victimes des violations graves des droits de l’homme commises par l’Etat du Maroc (ASVDH), très critique envers le gouvernement. Beaucoup de chemin reste à faire cependant.
Perspectives
Le royaume entretient des relations diplomatiques très étroites avec les chefs d’Etat occidentaux. En revanche, aucun d’entre eux n’a critiqué publiquement les pratiques du royaume en ce qui concerne les droits de l’homme. En tant que premier partenaire et source d’aide au développement public et d’investissement privé du Maroc, la France préfère fermer les yeux. Il en est de même pour l’Union Européenne qui a adopté en 2008 un « statut avancé » en terme de relations bilatérales avec le Maroc. Les multinationales occidentales et autres partenaires commerciaux de l’OCP qui bénéficient des ressources naturelles captées par Rabat et ce au détriment des droits de l’homme, sont considérés par les associations sahraouies comme complices. L’entreprise canadienne PotashCorp, le plus gros client de l’OCP, exporte chaque année jusqu’à 500 000 tonnes de phosphate par an selon le rapport mars 2015 de Western Sahara ressource watch (WSRW) (9).
Un élan conjoint de la communauté internationale dans le cadre de l’ONU pourrait créer les conditions favorables à une avancée vers le règlement du conflit comme le suggèrent les associations sahraouies de protection des droits de l’homme. Cet élan pourrait passer par l’octroi d’un mandat pour la protection des droits de l’homme à la Mission des Nations Unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (MINURSO), idée à laquelle le Rabat s’oppose de manière unilatérale.
Il existe un réel risque d’embrasement dans la région, comme ont pu en témoigner les événements de Laâyoune en 2013. Les contestataires sont issus d’une génération de réfugiés qui ont fui le Sahara occidental en 1975 pour les camps de réfugiés en Algérie après les affrontements qui ont eu lieu entre les forces marocaines et celles du Front Polisario. Depuis plusieurs années, tout laisserait à penser que le Front Polisario aurait effectué un rapprochement inquiétant avec le groupe Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), organisation islamiste terroriste d’origine algérienne. Restée à l’écart des Printemps arabes, la seconde génération de sahraouis pourrait alors devenir une cible idéale pour cette organisation terroriste qui cherche à étendre son influence au Sahel en exploitant la frustration des populations à des fins guerrières. Le cas échéant, les réserves et exportations de phosphate seraient alors perturbées et une « guerre des engrais » serait à craindre, avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer.
Julie Cangemi
Notes:
(1) U.S. Geological Survey, Mineral Commodity Summaries, January 2015 http://minerals.usgs.gov/minerals/pubs/commodity/phosphate_rock/mcs-2015-phosp.pdf
(2) Rapport sur l’utilisation des phosphates naturels pour une agriculture durable, Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, Rome, 2004 ftp://ftp.fao.org/agl/agll/docs/fpnb13_f.pdf
(3) « Maroc : derrière le phosphate, un pays riche en minerais. », Conjoncture.info, site d’information de la Chambre française de commerce et d’industries du Maroc http://www.conjoncture.info/maroc-derriere-le-phosphate-un-pays-riche-en-minerais/
(4) Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, Article 1 http://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/CESCR.aspx
(5) « Maroc: au royaume des phosphates », Jeune Afrique, 01/2011 http://www.jeuneafrique.com/32147/economie/maroc-au-royaume-des-phosphates/
(6) Rapport sur les violations du Pacte International relatif aux droits économiques, sociaux et culturels par le Royaume du Maroc. http://tbinternet.ohchr.org/Treaties/CESCR/Shared%20Documents/MAR/INT_CESCR_CSS_MAR_21582_F.pdf et « Saharawis protest Moroccan land grab in front of digging machines », Western Sahara Ressource Watch, 10/2015 http://www.wsrw.org/a105x3284
(7) Rapport d’activité Office chérifien des phosphates 2012 http://www.ocpgroup.ma/sites/default/files/alldocs/Rapport_annuel_OCP_2012_3.pdf
(8) Voir « Le nouvel âge d’or des phosphates », L’Express, 01/2012 http://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/maroc-le-nouvel-age-d-or-des-phosphates_1072371.html et « Le Maroc investit massivement dans le Sahara occidental », Le Figaro, 11/2013 http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2013/11/11/20002-20131111ARTFIG00185-le-maroc-investit-massivement-dans-le-sahara-occidental.php
(9) « BHP Billiton urged to pull Potash Corp out of Western Sahara », The Guardian, 08/2010 http://www.theguardian.com/business/2010/aug/22/bhp-billiton-potash-corp-western-sahara?INTCMP=SRCH
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