« A l’âge de la mondialisation et des guerres asymétriques, la réponse américaine aux enjeux du moment est fort différente (par rapport aux années 1970) : les nécessités du désengagement militaire les poussent à privilégier une stratégie géoéconomique afin de conserver leur ascendant géopolitique. Concrètement, Washington identifie aujourd’hui deux rivaux à encadrer : la Chine et la Russie. Il est frappant que les deux vastes traités de libre-échange négociés actuellement (le TAFTA et le TPP) réactualisent dans l’ordre économique et commercial l’ancienne logique du containment. Dans les deux cas, les rivaux sont non seulement exclus des négociations mais menacés par elles ». C’est en ces termes que Frédéric Munier, enseignant en géopolitique en classes préparatoires au lycée Saint Louis de Paris, qualifie la stratégie Américaine pour conserver son statut de puissance hégémonique à l’échelle mondiale dans le 7ème numéro du magazine « Conflits ». « Containment », le mot est fort : c’était en effet le terme utilisé pour décrire la stratégie Américaine qui visait à stopper l’extension de la zone d’influence soviétique au-delà de ses limites atteintes en 1947, et à soutenir tous les États non communistes. Dès lors, en quoi l’accord de partenariat Trans pacifique (TPP), traité multilatéral de libre-échange visant à intégrer les économies des régions Asie-Pacifique et Américaine, obéit-il à une mesure de « containment » ?
Les Etats-Unis sont sur le déclin, économiquement et géopolitiquement, et ils en sont conscients. Le centre de l’économie mondiale bascule de l’Ouest, de l’Atlantique, vers l’Est, le Pacifique, l’Asie. L’obtention du « fast track » par Barack Obama, voté par le Sénat après de nombreuses réticences, lui octroyant un pouvoir de négociation accru dans la négociation du TPP, témoigne de l’empressement de ce dernier de redistribuer les cartes en sa faveur . En effet, les multiples échecs militaires (Afghanistan, Irak), les déficits abyssaux (La dette publique Américaine s’élève en 2015 à 18 milliards de dollars), la perte de l’hégémonie économique et la montée en puissance de rivaux menaçants (BRICS) sont autant de facteurs qui poussent les Etats-Unis à consolider leurs blocs géopolitiques en Europe et surtout en Asie, nouveau moteur de la croissance économique mondiale, dont ils entendent bien tirer profit. Cette focalisation sur l’Asie-Pacifique se traduit aussi par la présence militaire : actuellement, 60% de l’US Navy est présente dans le pacifique, contre 50% il y a quelques années. Le partenariat militaire avec le Japon, ennemi héréditaire de la Chine, a été renouvelé, tout comme les bases militaires à Guam, dans les Philippines ainsi qu’en Australie, à Darwin. Aux yeux de la Chine, une telle situation est interprétée comme une volonté d’endiguement de son territoire…
Le TPP est aujourd’hui le plus grand traité économique jamais réalisé : il représente en effet 40% du PIB mondial. En plus d’être un accord de libre-échange, il vise également à établir des normes communes entre les Etats signataires. Dès lors la Chine a tout à perdre face à un basculement des échanges en faveur des membres du TPP en Asie : selon le PECC, les pertes en termes de recettes pour la Chine pourraient s’élever à 34,8 milliards de dollars. Pourquoi un basculement des échanges aurait-il lieu ? Car le TPP inclut 12 des 21 membres de l’APEC, Etats avec lesquels Xi Jinping souhaite créer un traité de libre-échange concurrent, baptisé le FTAAP, traité qui avance à tâtons vu qu’il ne contient pas de calendrier de fin de négociations… Surtout, le TPP vise expressément les membres de l’ASEAN, pré-carré Chinois en termes d’exportations : il faut savoir que bien que les gains potentiels de la Chine, si le FTAAP venait à voir le jour, seraient moindres (+0,27% de PIB, toujours selon le PECC), l’économie Chinoise est extrêmement dépendante des exportations. Du point de vue des économistes Américains, le TPP n’est pas une mesure agressive, bien au contraire. Elle vise simplement à rééquilibrer les forces dans cette région du monde car, selon l’économiste Français Jean-Michel Quatrepoint : «Les Américains et leurs multinationales considèrent que le marché chinois n’est pas suffisamment accessible à leurs entreprises, que les chinois copient allègrement —ils n’ont pas tort —, ne versent pas de redevances quand ils copient, que, en plus, ils ne donnent pas un accès suffisant à leurs marchés aux groupes américains, et qu’ils privilégient les entreprises chinoises pour leur marché». En résumé, l’objectif des Etats-Unis est de un de réduire leur dépendance commerciale vis-à-vis de la Chine, en créant un réseau de partenaires en pleine croissance, et de deux d’étouffer les velléités Chinoises dans le Pacifique et en Asie… Du « containment » à l’état pur.
La stratégie d’endiguement américaine trouve ses origines au XIXème siècle, sous la plume d’Alfred Mahan. Dans son livre intitulé «Géopolitique, constantes et changements dans l’histoire », le géopoliticien Aymeric Chauprade explique sa pensée comme suit : « En 1897, (…) Mahan définit la doctrine qu’il entend voir défendue par son pays. Elle recommande de : s’associer avec la puissance navale britannique dans le contrôle des mers, contenir l’Allemagne dans son rôle continental et s’opposer aux prétentions du Reich sur les mers, mettre en place une défense coordonnée des européens et des américains destinée à juguler les ambitions asiatiques ». On retrouve le même conflit terre/mer, et la même volonté d’étouffer les ambitions des puissances continentales qu’aujourd’hui. On peut aussi trouver ici les germes de l’OTAN et du TAFTA. Dans le même ouvrage, Mr Chauprade explique en quoi les puissances maritimes étreignent le « heartland » à défaut de l’atteindre, ce qui est aujourd’hui l’objectif du TPP : « La thèse centrale de Mackinder définit l’épicentre des phénomènes géopolitiques à partir du concept de centre géographique. C’est autour du pivot, du « heartland », que s’articulent toutes les dynamiques géopolitiques. Ce pivot de la politique mondiale est l’Eurasie, que la puissance maritime ne parvient pas à atteindre et son cœur intime est la Russie, qui occupe dans l’ensemble du monde la position stratégique qu’occupe l’Allemagne en Europe (…) Autour de cet épicentre des secousses géopolitiques mondiales, (…) s’étendent les terres à rivages. Au-delà des coastlands, deux systèmes insulaires viennent compléter l’encadrement du heartland : la Grande-Bretagne et le Japon ». Ce qui explique les relations étroites qu’entretiennent les Etats-Unis avec ces deux nations, qui peuvent être vues comme les « gendarmes » des Américains autour du bloc continental. L’ancien conseiller du président Carter et éminence grise du TAFTA, Zbigniew Brzezinski, s’inscrit lui aussi dans cette pensée. Toujours selon Mr Chauprade : «Brzezinski défend la logique d’endiguement par les Etats-Unis de la masse Eurasiatique : les Etats-Unis ne pourront rester la superpuissance unique et globale que s’ils parviennent à isoler la Russie. Le leadership mondial des Etats-Unis passerait par une maîtrise américaine des zones occidentales, méridionales et orientales de l’Eurasie, autour du heartland. L’alliance Atlantique serait la garantie de contrôle de la zone occidentale (…) quant à l’influence Américaine dans la zone orientale, elle aurait fortement décru en Chine, au Viêt-Nam et dans les pays de l’Indochine mais resterait forte en Corée du Sud et au Japon. ». Il a conscience de la vulnérabilité Américaine et voit dans l’alliance du heartland une menace. Il faut isoler la Russie, via une alliance Atlantique et une alliance avec le Japon. Prise en étau à l’Ouest par le TAFTA et à l’Est par le TPP, La Russie se trouve bel et bien dans la position décrite précédemment, et lorsque l’on regarde les membres des deux traités sur une carte, l’isolement du bloc continental saute aux yeux.
Mais les BRICS, et particulièrement la Chine et la Russie, premières victimes du containment, n’entendent pas se laisser abattre : Sous l’égide de la Russie, les BRICS se donnent les moyens de rivaliser contre les Américains. Cette année, la Russie a réussi à organiser le sommet de l’organisation de coopération de Shanghai et celui des BRICS. L’adhésion de l’Inde et du Pakistan à l’OCS a été acceptée et se concrétisera en 2016, et celle de l’Iran, normalement, suivra. Au-delà de l’économie, c’est un front anti hégémonique qui se construit. C’est une réaction à l’hégémonie américaine, et comme le précise Pascal Marchand dans « Conflits » : « Ce double et même triple sommet constitue un véritable tournant : les BRICS se donnent les moyens de résister à la puissance américaine et de se mettre à l’abri des sanctions économiques qu’elle peut décréter à tout moment, comme elle l’a fait en Crimée. Un véritable front anti-hégémonique serait en cours de constitution pour faire de « l’espace eurasiatique […] notre maison », selon la formule de Vladimir Poutine, à l’abri des intrusions étrangères ». Les BRICS se donnent les moyens de riposter sur trois fronts : la finance, les nouvelles technologies, et surtout l’énergie. Ainsi en 2014, lors du sixième sommet des BRICS à Fortaleza, la création d’un fonds de réserve monétaire a été décidée, ainsi que celle d’une nouvelle banque de développement, concurrente de la banque mondiale de Washington. En cause, le refus du congrès Américain de valider la réforme du FMI de 2010 qui aurait augmenté les quotes-parts de la Chine, de l’Inde et du Brésil. Elle pourrait accorder ses premiers crédits cette année. Aussi, au sommet d’Oufa, la mise en place d’une station orbitale commune aux BRICS a été décidée. Mais c’est surtout au niveau de l’énergie que la riposte s’articule : « En s’installant au Moyen-Orient, réservoir pétrolier de la planète, les États-Unis sont en train de contrôler la dépendance énergétique de la Chine. Pékin doit donc diversifier ses approvisionnements. C’est le sens des rapprochements que les Chinois tentent avec La Russie, l’Iran, L’Arabie Saoudite, le Venezuela et les pays Africains du golfe de Guinée. » C’est en ce sens qu’Aymeric Chauprade, dans son ouvrage « Chronique du choc des civilisations », nous décrit la nouvelle inflexion de la Chine en faveur de la Russie. En Mai 2014, par exemple, Pékin et Moscou se sont mis d’accord pour construire le gazoduc force de Sibérie à partir de gisements orientaux déconnectés des bassins travaillant actuellement pour l’Europe. Il explique aussi que bien que « La Chine pourrait être tentée par les immenses richesses de Sibérie Orientale, elle y investit de façon importante (…) mais pour l’instant la Chine a tout intérêt à ne pas assumer les frais d’aménagement et de gestion d’un espace naturellement difficile (…) de toute façon le seul débouché rationnel des matières premières de cette région est l’extrême –orient (…) par ailleurs la complémentarité entre Pékin et Moscou est forte en ce qui concerne la haute technologie ». Malgré des intérêts parfois divergents, les BRICS se rejoignent dans leur volonté d’émancipation vis-à-vis du pôle Atlantiste. Toujours dans le même numéro du magazine « Conflits », Pascal Gauchon explique que « Lors des récents sommets des BRICS et de l’OCS, (…) Xi Jinping a présenté les grandes lignes de sa réponse stratégique : soutenir la Russie, histoire de détourner l’oncle Sam de l’Asie-Pacifique, et s’assurer de la neutralité de l’Inde, cette dernière étant indispensable à la stratégie Américaine d’endiguement » car en effet « Les USA travaillent depuis des années à un rapprochement avec l’Inde. (…) en retour la Chine poursuit une politique de bon voisinage afin d’éviter un partenariat trop solide entre l’Inde et les USA. » La forte diaspora Indienne présente aux Etats-Unis en fait un partenaire naturel, mais l’Inde a conscience de l’intérêt qu’elle a de se rapprocher des pays membres de l’OCS, futur poids lourd de la scène économique mondiale. Mais ceci n’est pas sans intention, cette nation a conscience qu’à l’avenir elle pourra disputer le rôle de leader asiatique à la Chine, c’est pourquoi elle ne regarde pas forcément dans la même direction que cette dernière : « L’Inde travaille aussi avec ses voisins de l’est, notamment le Japon, espérant construire un triangle Inde-Japon-Etats-Unis capable de rivaliser avec La Chine (…) parallèlement les USA sont en train de déposséder l’allié traditionnel Russe de sa place de premier fournisseur d’armement ». Dans la culture Indienne, d’après «la théorie du Mandala» de Kautilya «Votre voisin est votre ennemi naturel et le voisin de votre voisin est votre ami» La question dès lors est de connaître la priorité de l’Inde : l’indépendance vis-à-vis de l’Occident ou voler le titre de leader Asiatique à la Chine ? Une telle situation pourrait faire voler en éclats la stratégie de bloc continental orchestré par la Chine et la Russie… Et les Etats-Unis le savent pertinemment… Quand la Chine et la Russie gardent une rancune historique envers l’Occident, l’une pour les « Traités inégaux » et l’autre pour la Guerre froide, l’Inde doit son rayonnement à l’influence Britannique, par la langue Anglaise.
En conclusion, on peut dire que cette stratégie, ce conflit qui ne dit pas son nom, s’inscrit dans la lignée des conflits entre les paysans (Heartland) qui pensent le temps et les marins (Les Etats-Unis) qui pensent l’espace, pour reprendre la terminologie du penseur Tunisien Ibn Khaldoun. Néanmoins, avec le recul, on peut citer plusieurs incohérences, voire des erreurs dans la stratégie Américaine : premièrement il faut noter qu’une des constantes géopolitiques de la Chine est qu’elle a toujours privilégié la terre au détriment de la mer… Alors que le propre du containment est de bloquer les puissances continentales en leur bloquant leur accès aux mers chaudes voire aux mers tout court (réf : Grand Jeu). Première incohérence. Ensuite, on peut se demander si, à long terme, la Chine et la Russie seront les principaux rivaux des Etats-Unis. C’est vite oublier que le continent affichant les plus gros taux de croissance ces dernières années est l’Afrique, malgré, évidemment, un retard énorme. On peut aussi se demander si l’ingérence brutale des Etats-Unis à l’étranger ne peut pas entraîner un effet boule de neige contre eux, et ainsi perdre de précieux alliés en plus d’affaiblir son Soft Power… Mais surtout, il convient de souligner un bouleversement majeur en Chine qui pourrait contrarier la stratégie Américaine : Les Etats-Unis souhaitent faire diminuer les exportations Chinoises en leur coupant l’herbe sous le pied en Asie du sud-est. C’est ne pas savoir que la crise actuelle en Chine résulte d’un déséquilibre : les prix des exportations Chinoises ont augmenté ces dernières années en raison de l’augmentation des salaires dans l’empire du milieu, elles sont donc moins compétitives sur le marché mondial. Les entreprises Chinoises elles-mêmes délocalisent au Vietnam. Or la demande interne ne suffit pas à compenser le déficit d’exportation. C’est pourquoi, depuis quelques temps, la politique économique Chinoise s’oriente de plus en plus vers une économie de la demande, au détriment des exportations, une demande d’un milliard quatre-cent millions d’individus, soit plus de quatre fois la population Américaine… en plus du projet Chinois de nouvelle route de la soie, autre moyen de contrer l’interventionnisme Américain au Moyen-Orient, visant à développer ses transports et ses apports énergétiques vers l’Europe, l’Asie centrale et l’Afrique. Le containment Américain ne fait qu’accélérer ce processus. Le grand défaut des marins est de trop s’éloigner pendant que les paysans continuent de cultiver…
Petit Adrien
Janvier 2016
Sources
Numéro 7 du magazine Conflit
Chroniques du choc des civilisations, Aymeric Chauprade, édition Chroniques
Géopolitique, constantes et changements dans l’histoire, Aymeric Chauprade, éditions Ellipses
http://www.lexpress.fr/actualite/l-inquietude-de-l-inde-face-aux-actions-de-la-chine_1702886.html
Soyez le premier à commenter