Le Tigre, l’Euphrate, le Jourdain mais aussi le Nil sont de réels enjeux stratégiques dans une région particulièrement aride. La croissance démographique et le réchauffement climatique pourraient précipiter des conflits entre ces pays.
« La prochaine guerre au Moyen-Orient aura l’eau pour cause .» Trente ans plus tard, cette prophétie de l’ancien secrétaire général des Nations Unies Boutros Boutros-Ghali, ministre égyptien des Affaires étrangères à l’époque, peut prêter à sourire. Que ce soit le conflit israélo-libanais de 2006 ou les interventions de l’État hébreu à Gaza en 2008 et 2012, aucun ne semble avoir été provoqué par le contrôle des eaux de la région. Pourtant, la raréfaction de l’« or bleu » demeure une source constante de préoccupation. D’autant que l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) prévoit que d’ici à 2030, la moitié de la population mondiale vivra dans une situation de « stress hydrique ». Soit une situation de déséquilibre entre un capital en eau limité et une consommation en forte croissance.
Inquiète, la secrétaire d’État Américaine Hillary Clinton a demandé à son Bureau National du Renseignement (NIO) de mesurer les répercussions que pourraient avoir, sur les intérêts américains, d’éventuels conflits liés au partage des eaux dans le monde. Ce qui a permis de conclure au sein du rapport publié en mars 2012: Washington n’envisage aucune « guerre de l’eau » dans les dix prochaines années. Il identifie néanmoins certains bassins sensibles et stratégiques. C’est le cas du Jourdain, du Tigre et de l’Euphrate au Moyen-Orient, et du Nil en Afrique du Nord. Deux régions particulièrement arides et confrontées à une forte croissance démographique.
Si certains craignent aujourd’hui que l’eau puisse être source de conflits entre États, c’est qu’elle représente une arme redoutable. Léonard de Vinci et Machiavel l’avaient bien compris. En 1503, les deux Florentins ont ainsi conspiré pour détourner le cours de l’Arno et l’éloigner de la ville de Pise, alors en guerre avec Florence. Des experts arguent cependant qu’il faut remonter à 4.500 ans pour trouver le seul exemple documenté de « guerre de l’eau ». Un conflit confronta les cités de Lagash et d’Umma, dans le bassin mésopotamien. Pour d’autres, la guerre des Six-Jours, qui opposa Israël à ses voisins en 1967, fut étroitement liée au contrôle des eaux. De manière intentionnée ou non, l’État hébreu s’est retrouvé avec un territoire qui avait plus que triplé en taille, et dont faisait partie le plateau du Golan, véritable château d’eau avec le lac de Tibériade, et la vallée du Jourdain. Les pères du sionisme avaient saisi, dès le début du XXe siècle, toute l’importance des cours d’eau pour créer un nouvel État. Franck Galland, directeur d’Environmental Emergency & Security Services, n’imagine pas aujourd’hui que l’État hébreu puisse entrer en guerre pour des questions d’approvisionnement en eau. « D’une part, il a su faire preuve d’hydro-diplomatie pour partager les eaux du Jourdain avec la Jordanie [le traité de paix de 1995] », souligne cet expert des questions stratégiques et ajoute : « D’autre part, il a su développer des ressources alternatives, comme le dessalement et la récupération des eaux usées, pour subvenir à ses besoins.»
Reste que pour faire fleurir le désert, Israël puise dans les nappes phréatiques de Cisjordanie. Si les autorités israéliennes soutiennent que les montagnes aquifères sont en grande partie situées sur son territoire (8.900 km2 contre 5.600 km2 pour la Cisjordanie), les Nations Unies n’hésitent pas à critiquer la politique israélienne. « Les restrictions sévères imposées aux Palestiniens par Israël en matière de forage pour l’eau, de plantations et d’irrigation ont maintenu les quantités d’eau disponibles pour les Palestiniens à un faible niveau », lit-on dans une note onusienne publiée sur Internet. De son côté, l’organisation israélienne de défense des Droits de l’Homme B’Tselem assure que les installations de l’Etat hébreu, mais aussi celles de la Syrie et de la Jordanie, ont réduit le flux du Jourdain de 98% par rapport à ce qu’il était dans les années 1940. Ainsi, en 2010, « la consommation quotidienne par habitant était trois fois et demie plus élevée en Israël (242 litres) qu’en Cisjordanie (73 litres) », dit B’Tselem. Une disparité qui peut se révéler explosive.
Israël n’est pas le seul État de la région à bénéficier d’un avantage stratégique sur ses voisins. Premièrement, en contrôlant les sources du Tigre et de l’Euphrate, la Turquie dispose d’un moyen de pression important face à ses deux voisins du sud – la Syrie et l’Irak – dans lesquels s’écoulent les eaux des fleuves mésopotamiens. D’autan plus qu’au début des années 1980, Ankara s’est lancée dans la construction d’un méga-projet hydraulique comprenant 22 barrages et 19 centrales hydroélectriques dans le Sud-Est anatolien (GAP). Prévu pour 2010, le projet n’est pour l’heure réalisé qu’à environ 50%, en raison de problèmes de financement. Toutefois, des accords d’allocation des eaux communes existent entre les trois pays riverains. En 1987, la Turquie s’est engagée à laisser passer un débit minimal de l’Euphrate (500 m3/seconde) à la frontière syrienne. Deuxièmement, la Syrie et l’Irak ont conclu un autre accord bilatéral en 1989, dans lequel les deux voisins se partagent ce débit minimal à 42% (Syrie) et 58% (Irak). « En 1990, lors du remplissage du barrage d’Atatürk, la Turquie a entièrement coupé le débit de l’Euphrate en aval », explique Marwa Daoudy, professeur au Centre du Moyen-Orient de l’Université d’Oxford. « Mais depuis, l’accord a été plus ou moins respecté, de même que celui qui existe entre la Syrie et l’Irak », poursuit-elle. L’eau n’a ainsi pas été utilisée comme moyen de pression ces derniers mois par Ankara, et cela malgré les frictions récurrentes entre le gouvernement turc et le régime syrien. « Les tensions ont été vives entre les deux pays jusqu’à la fin des années 1990 » rappelle Marwa Daoudy en poursuivant : « Mais, depuis le début des tensions récentes, le gouvernement turc a fait des déclarations affirmant que l’eau ne serait pas une arme de pression ». Selon elle, les enjeux sécuritaires sont ailleurs. Un point de vue partagé par Franck Galland, qui estime la Turquie suffisamment responsable pour ne pas couper le robinet aux populations syriennes et irakiennes. L’expert voit plutôt le danger situé sur un autre versant de la région : celui du Nil. Grande consommatrice en eau, notamment pour son agriculture et ses 83 millions d’habitants, l’Egypte est entièrement tributaire du grand fleuve africain : 98% de ses ressources en eau en proviennent, tandis que 95% de sa population vit sur ses rives. Les Egyptiens ont longtemps considéré que les eaux du Nil leur appartenaient. Mais, avec la décolonisation, ils ont réalisé qu���ils allaient devoir composer avec d’autres Etats riverains. Lorsque le Soudan déclare son indépendance en 1956, Nasser réplique en construisant le haut barrage d’Assouan. En 1959, il signe un accord avec Khartoum pour se partager intégralement les eaux du Nil. Toujours au détriment des pays alentour. « L’Ethiopie, où le Nil Bleu trouve sa source, a été systématiquement exclue des accords », corrobore Franck Galland. Pendant longtemps, Addis-Abeba n’a pas voulu froisser l’Egypte qui, de son côté, ne se privait pas de brandir la menace des armes si son approvisionnement en eau devait être mis en danger. Mais avec le boom démographique – la population pourrait atteindre 120 millions en 2025 contre 90 millions aujourd’hui – l’Ethiopie a besoin d’eau pour développer son agriculture et son secteur énergétique. En avril 2011, deux mois après le renversement d’Hosni Moubarak, le gouvernement éthiopien a donc entamé la construction du « Barrage du Millénaire ». Une fois terminé, en 2016, cet ouvrage sera le plus puissant d’Afrique. « Les pays en amont profitent de l’instabilité politique qui frappe l’Égypte pour développer leurs projets hydrauliques », explique Franck Galland « Mais le Nil est trop vital pour l’Égypte, et des tensions militaires sont possibles ». Outre les pressions du Caire pour tenter d’empêcher le financement du projet éthiopien, des rumeurs font régulièrement état de possibles actes de sabotage de la part de l’Égypte et du Soudan.
Dans une région déjà relativement instable, le contrôle de l’eau peut conduire au conflit. Pourtant, c’est à l’intérieur même des États que le risque d’instabilité est le plus grand : la question des prix alimentaires, incontestablement liée à celle des ressources en eau, était ainsi au centre des récents soulèvements des peuples Égyptien et Syrien.
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