La Russie au Caucase (Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie) : « réminiscence impériale » ou simple affirmation de sa puissance dans un monde multipolaire ?

Vladimir Poutine a affirmé devant le parlement russe le 25 avril 2005. que « la disparition de l’URSS est la plus grande catastrophe géopolitique du 20ème siècle »1. Ces paroles renforcent les peurs de voir resurgir une volonté impériale de la part de l’ancienne puissance de l’est. En effet, dans la quête identitaire qui succède à la fin du bloc communiste, les élites comme l’opinion craignent de voir la Russie se reconstituer sur les mêmes bases qu’avant, c’est à dire, en maintenant une politique d’expansion impériale. Ces craintes sont alimentées par le fait que la Russie se considère aujourd’hui encore comme « dépositaire du passé aussi bien soviétique qu’impérial »2. Cela semble d’autant plus attiser les craintes avec la situation qui dépasse dorénavant le Caucase pour toucher l’Ukraine. Trois siècles d’échanges avec le Caucase ne peuvent se défaire en une dizaine d’années. C’est sur cette base que certains auteurs affirment que la Russie pourrait « être en train de vivre un moment néo impérial que sous tend une classique volonté de puissance »3.
C’est ainsi que Gomart Thomas affirme que le « néo impérialisme » résumerait la politique étrangère russe en cherchant à exercer une domination sur son étranger proche. Il est question d’entendre l’impérialisme comme une expansion territoriale qui sous tend un objectif de domination. Les néo impérialistes considèrent que la Russie telle qu’elle s’est constituée en 1991 ne peut pas être un Etat nation. En effet, elle serait caractérisée par une trop grande diversité ethnique et culturelle. Pour eux, la Russie ne peut être envisagée « dans ses frontières actuelles et doit trouver le moyen d’intégrer son étranger proche »4. Cette conception prend naissance sur l’idée que la Russie appartiendrait à une civilisation particulière, distincte à la fois de l’Occident et de l’Orient (cela été prôné par Alexandre Douguine), cette civilisation aurait une « mission de puissance ».
Majoritairement, les auteurs soutenant cette conception peuvent se rassembler dans ceux que l’on nomme « les néo eurasistes ». Ces derniers portent une doctrine qui a été populaire et s’est propagée pendant la période de l’entre deux guerres, lorsque l’émigration russe était importante. Les instigateurs sont le linguiste Nikolak Trubjecko, ou encore le géographe Peter Savickik. Ils considèrent que la Russie telle qu’elle naît dans les années 1990 ne doit pas chercher à s’assimiler aux normes déjà imposées par la civilisation occidentale. Elle doit revendiquée ses spécificités, son identité, sa culture particulière qui provient d’une imbrication entre mondes slave et turc. Il s’agit d’une « traduction plus ou moins littérale en politique étrangère du nationalisme russe, qui connaît actuellement un incontestable regain via une glorification des forces armées, un antiaméricanisme virulent, un interventionnisme d’État systématisé, une affirmation renouvelée de l’autoritarisme politique, et enfin des projets rajeunis de maîtrise de l’espace post-soviétique »5. En effet, plus de dix ans après la fin de l’URSS, V. Poutine a déjà affirmé à plusieurs reprises sa volonté de remettre sur pied une « union eurasiatique». S’il ne s’agit pas d’un néo impérialisme affirmée, les termes choisis ne sont pour autant pas neutre et témoigne d’une volonté de restauration hégémonique. Il s’agit en effet d’institutionnaliser son influence mais aussi de faire contre poids à l’Union Européenne et aux États-Unis. La récente crise Ukrainienne s’inscrit dans ce bras de fer, dans un contexte de rivalités et de sphères d’influences. Pour autant, certains auteurs affirment que la thèse néo impérialiste ne serait pas pertinente. En effet, cette dernière devrait être basée sur « une armée dotée de moyens qui permettraient de l’utiliser comme instrument de la restauration d’une autorité impériale »6, or malgré les reconfigurations militaires et les actes symboliques, il n’y a pas eu de véritable réforme militaire qui serait une déclaration d’intention en vue d’un tel objectif. De plus, Moscou s’appuie sur des stratégies plus flexibles pour maintenir son influence. La force est certes une option envisageable mais ce n’est pas le premier levier d’action pour réinstaurer sa puissance dans l’étranger proche. Ainsi, la thèse du néo impérialisme ne rend pas compte des politique et attitudes de Moscou.

On peut alors se demander sur quoi repose la prétention russe à exercer une influence particulière sur le Caucase si ce n’est pas l’appel commun au passé impérial ?

C’est une autre conception qui semble être plus pertinente pour envisager la politique étrangère russe et son projet au Caucase, celui du trans-impérialisme. Cette notion a été développée par une universitaire américaine du nom de Céleste Wallander. Pour cette dernière, la Russie n’est pas une puissance impériale car elle est adaptée au XXIème siècle. Elle n’est pas restée « crispée sur des ambitions passéistes »7 comme l’aurait fait un Etat impérial mais a su s’intégrer face à la mondialisation et à l’économie globalisée. Ainsi, la Russie reposerait avant tout sur le contrôle, la propagande, la centralisation, et sur une élite puissante qui considère ne pas avoir de compte à rendre à sa société. Cette approche serait la traduction d’une organisation intérieure résumée par la formule de l’« autoritarisme patrimonial », c’est-à-dire par une juxtaposition complexe de systèmes « patron-client » »8. Cette conception serait davantage adaptée à la réalité et au système russe. L’économie primerait et permettrait de satisfaire les élites en place. Cela lui confère aussi une certaine autorité sur les États de l’étranger proche. Enfin, l’auteur suggère aussi de replacer « toute réflexion sur l’action russe dans l’étranger proche dans le cadre plus vaste d’action multilatérale de la Russie, ou elle doit faire face à d’autres acteurs, à des règles du jeu et tenir compte de la notion de « limite de la puissance » »9.

Par ailleurs, face aux notions d’impérialisme, néo impérialisme ou encore trans impérialisme, on peut aussi envisager que la Russie puisse ne plus répondre à l’image d’Épinal d’éternel empire expansionniste qui anime les pensées occidentales après quarante ans de guerre froide. En effet, la Russie s’est davantage ancrée dans la logique de mise en concurrence qu’implique un monde multipolaire ou chaque puissance essaye de se partager les États considérés comme plus petits et plus faibles. Ainsi, plus qu’un rémanence colonialiste, il est question d’une implication légitime dans une nouvelle mise en concurrence typique d’un monde multipolaire. Ce dernier signifie que le système monde est constitué de plusieurs pôles de puissances qui peuvent s’équilibrer les unes les autres. Dans un monde multipolaire, le statut de la Russie et d’autres grands États s’impose presque de fait. Boris Eltsine avait déjà fondé sa préférence pour une vie internationale fondée sur l’équilibre entre divers pôles, au sein desquels la Russie peut trouver des moyens de s’imposer. Ainsi, la Chine, l’Europe, les États-Unis et la Russie cherchent chacun à avoir une zone d’influence et à attirer d’autres États. C’est dans cette logique d’action que la Russie agit au Caucase. Ainsi, « les ressorts de la politique étrangère russe d’aujourd’hui sont complètement différents de ceux du récent passé soviétique et du plus lointain passé tsariste »10. En effet, si une puissance impériale est caractérisée par un dessein global, tant idéologique que politique la Russie actuelle est avant tout animée par la satisfaction de ses intérêts. La Russie essaye ainsi de renforcer son influence au sein de son étranger proche à la fois grâce aux liens historiques qui les lie mais
aussi dans un objectif purement d’intérêts et de puissance.

Bibliographie :

CARRERE D’ENCAUSSE Hélène, La Russie entre deux mondes, Paris, Fayard, 2010, 336 pages.
GOMART Thomas, « Quelle influence russe dans l’espace post soviétique ? » Le courrier des pays de l’Est, Institut Français des relations internationales (IFRI) n° 1055, mai-juin 2006, pp. 4-13.
GOMART Thomas, « Vladimir Poutine ou les avatars de la politique étrangère russe. », Politique étrangère N°3-4 – 2003 – 68e année pp. 789-802.
GOMART Thomas, « Politique étrangère russe : l’étrange inconstance », Politique étrangère, Hors Série, 2007/5 (Printemps), pp. 51-62.
TEURTRIE David, Géopolitique de la Russie, intégration régionale, enjeux énergétiques, influence culturelle, L’harmattan, Collection Pays de l’Est, 2010, 350 pages.
WALLANDER Celeste A. et ALLEVIONE Jessica, « La Russie face à la mondialisation : la voie du trans-impérialisme », Politique étrangère, 2007/5 Hors série, pp. 23-38.

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