Carl Schmitt

Source: The National Interest
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« Lorsqu’un Etat combat ses ennemis politiques au nom de l’humanité, il ne s’agit pas d’une guerre pour le salut de l’humanité, mais bien d’une guerre dans laquelle un Etat particulier cherche à usurper ce concept universel contre ses adversaires »[1].

  • Sa vie, son œuvre :

Le « juriste du 3ème Reich », Carl Schmitt reste l’un des penseurs et théoriciens du droit les plus controversés du XXème siècle. Targué d’antisémitisme depuis la publication de son Glossarium[2], Carl Schmitt est souvent réduit à son engagement auprès du national-socialisme.

Né en 1888 et décédé en 1985, Carl Schmitt fut le témoin privilégié d’une large fresque de l’histoire allemande. Venu au monde en Westphalie à l’aube du règne de Wilhelm II et au crépuscule du pouvoir de Bismarck, Carl Schmitt a connu différentes formes étatiques allemandes, de l’Allemagne impériale à l’Allemagne divisée en passant par la République de Weimar et le IIIème Reich. Homme aux nombreux talents, la vie du juriste, politologue, théologien et philosophe est calée sur l’histoire politique de la 1ère moitié du XXème siècle, marquée par la lutte idéologique entre libéralisme, communisme et fascisme[3]. Plus précisément, le destin de Carl Schmitt et son image auprès des générations futures sont liés au paysage politique allemand de l’entre-deux-guerres.

Comme l’écrivait le théoricien politique italien Antonio Gramsci du fond de ses geôles, « le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et, dans ce clair-obscur, surgissent les monstres ». Bien que Carl Schmitt, en anti-communiste convaincu eût frémi à l’idée d’y être associé, la vision de Gramsci représente parfaitement la montée du fascisme en Europe. Et bien que malgré ses opinions politiques radicales, Carl Schmitt ne puisse être rangé dans la catégorie des monstres, il s’est distingué au cours de cette période par un certain opportunisme conservateur dont l’on peut percevoir l’écho à travers ses écrits.

En 1910, Carl Schmitt soutien à Strasbourg sa thèse de Droit pénal sur la faute intitulée La punition et la culpabilité et, en 1915, sa thèse d’habilitation sur l’importance de l’Etat et la signification de l’individu[4]. Entre 1912 et 1918, le jeune Carl Schmitt fréquente les milieux littéraires allemands et écrit un certain nombre d’essais littéraires[5]. Cette période artistique de sa vie n’est pas sans influence sur ses œuvres postérieures[6].

L’année 1919 marque le début de la relation complexe de Carl Schmitt avec la République de Weimar. La période de 1924 à 1928 correspond à une période de stabilité de la République de Weimar où Carl Schmitt, devenu professeur à Bonn puis à Berlin entre 1921 et 1928, écrira ses réflexions sur la Constitution de Weimar et l’Etat de droit. Marqué comme beaucoup d’Allemands par le diktat de Versailles, il développe ses critiques de l’impérialisme américain et de la Société des Nations[7].

De 1929 à 1932, le désormais Kronjurist du gouvernement assiste à la période de crise du gouvernement de Weimar. Associées à la « révolution conservatrice » allemande, ses critiques du système pluraliste et fédéraliste des partis, ses théories du politique et de l’Etat total[8] attirent l’attention des milieux conservateurs. Carl Schmitt se distingue toutefois dans son approche du « décisionnisme » fasciste par son intérêt pour Machiavel, Hobbes ou Kierkegaard[9]. Mais s’il se démarque au sein de la « révolution conservatrice », Carl Schmitt partage la « vision du monde » néoconservatrice (« Weltanschauung »), en réaction au marxisme et au libéralisme, considérés comme des pensées techno-économiques[10].

Puis, installé à la tête du droit allemand sous le IIIème Reich de 1933 à 1936, il élabore la théorie constitutionnelle du Führerstaat nazi[11]. La question de son engagement auprès du parti nazi reste l’un des aspects les plus polémiques de son œuvre. Si l’on peut considérer que l’implication de Carl Schmitt sous le IIIème Reich est la conséquence de compromis politiques, il n’est pas à exclure une certaine collusion ou du moins une connivence intellectuelle du juriste pour le Reich[12].  On pense notamment au rôle de Schmitt dans la définition de « l’Etat total »[13]. Pourtant, à partir de 1937, le juriste allemand perd progressivement de son influence sur le Droit du Reich pour davantage se concentrer sur le Droit international, où le Grossraum s’intègre aux nouvelles ambitions internationales de l’Allemagne[14]. Face à l’avènement de « l’Etat SS » à la tête du Reich, la trajectoire intellectuelle de Schmitt s’est cependant de plus en plus détournée de celle du national-socialisme à partir de 1939 et jusqu’à la fin de la guerre.

La période de 1945 à 1950 correspond à un temps de disgrâce pour Carl Schmitt durant laquelle le juriste est confronté au procès de Nuremberg, à la question juive et à sa culpabilité dans la Grossraumpolitik d’Hitler[15]. Ainsi pour Carl Schmitt, l’après-guerre est un temps de réflexion sur la place de l’Allemagne dans l’histoire et sur la philosophie de l’histoire. Il se confronte alors à la problématique de la responsabilité de « l’aventurier intellectuel » qu’il se dit être[16]. Cependant son œuvre majeure qu’est la Théorie du Partisan, publiée en 1963, s’intéresse entre autres à la guerre irrégulière et les oppositions auxquelles les démocraties libérales font face. Cet ouvrage se fait de cette manière le pendant de ses critiques du libéralisme et ses réflexions sur le nouvel ordre mondial, notamment dans le Nomos de la Terre et la Notion du Politique.

  • Axes de recherche de Carl Schmitt au cours de sa vie

 

La vie de Carl Schmitt fut parcourue de tant de changements et de bouleversements, que la tâche de déterminer un axe de recherche en particulier semble ingrate et réductrice.

Dans son œuvre, le droit est intimement lié à la politique mais aussi à l’histoire. Le contexte dans lequel il écrit influence grandement sa vision et il n’est donc pas étonnant de le voir s’intéresser au rôle de la décision politique dans le droit. De fait, dans l’Allemagne nazie, il n’existe pas de normes universelles car celles-ci sont imposées par un dirigeant ou un parti.

De plus son intérêt pour les phénomènes politiques exceptionnels[17] tels que la dictature, la guerre juste, puis la guerre non conventionnelle, la guérilla, sont en grande partie dû à son expérience personnelle du nazisme et par la suite, à sa vision d’un monde bipolaire où les puissances libéralistes sont dans l’incapacité de mener une guerre. Sa critique du libéralisme dans le Nomos de la Terre découle largement de cette vision.

Ainsi, malgré sa revendication d’être avant tout juriste, Carl Schmitt est avant toute chose un homme de l’histoire allemande, un opportuniste qui a vécu avec son époque plutôt que de la fuir. Schmitt écrivit lui-même que « le destin d’un penseur dépend des tendances politiques auxquelles il participe intellectuellement »[18].

  • Un ouvrage conseillé :

 

Parmi les ouvrages traitants de la vie de Carl Schmitt, de l’homme qu’il était, de la compréhension de sa pensée, on ne peut que recommander sa biographie par David Cumin, Carl Schmitt. Biographie politique et intellectuelle. Mais en ce qui concerne son œuvre et, plus particulièrement, le rapport du juriste allemand à la politique, à l’Etat, et au droit, le livre coordonné par Yves Charles Zarka, Carl Schmitt ou le mythe du politique, est une lecture rapide, intelligente et intelligible.

  • Regard sur un aspect de son œuvre confronté à un évènement géopolitique :

 

De nombreux aspects de la pensée de Carl Schmitt sont aujourd’hui encore très pertinents. Cependant, au regard des évènements de novembre 2015 en France, il semble important d’effectuer un rappel de ce qui, aux yeux de Carl Schmitt, fait l’identité du combattant irrégulier.

En effet, après une première guerre du Golfe menée sous le signe du la suprématie de la force armée conventionnelle et de la Révolution dans les Affaires Militaires, les guerres d’Afghanistan et d’Irak en 2001 et 2003 ont ramené sur le débat sur la manière de mener une guerre irrégulière.

« L’irrégularité du partisan demeure tributaire du sens et du contenu d’un système régulier et concret »[19]

Selon le juriste allemand, la politique se fonde sur la distinction entre l’ami et l’ennemi. Ce rapport forme la base de la compréhension de la politique. Or, en Irak comme en Afghanistan, l’approche américaine a consisté en la désignation d’un ennemi, le Ba‘th et les Talibans, et par extension l’aliénation d’une minorité. On assiste donc à la formation d’une distinction ami/ennemi.

Dans sa Théorie du partisan, Carl Schmitt distingue trois types d’inimitiés : l’inimitié conventionnelle, l’inimitié réelle et l’inimitié absolue[20]. La première concerne les conflits conventionnels entre Etats, tandis que les deux dernières concernent la détermination de l’irrégularité. Fortement influencé par son époque, Carl Schmitt dresse la figure du partisan sous le spectre de la dualité entre le partisan patriotique et le partisan communiste[21]. Ces derniers se distinguent par le passage de l’inimitié réelle à l’inimitié absolue.

L’inimitié réelle, où commence la guerre irrégulière, est propre aux acteurs sub-étatiques et au partisan motivé par le sentiment nationaliste faisant face à l’occupation d’une puissance étrangère. Les tribus irakiennes sont un bon exemple de cette forme d’insurrection. Ces dernières sont essentiellement portées par le nationalisme et l’idéal de solidarité sociale. L’insurrection est alors rapportée à un objet, un ennemi, ce qui permet de limiter l’inimitié réelle dans le temps et dans l’espace. L’hostilité du partisan est limitée de par le caractère politique et tellurique de ce dernier[22]. L’insurrection est intimement liée à la présence de l’occupant sur un espace donné, sur une période donnée. Ainsi, si l’occupant venait à être vaincu ou à se retirer, l’insurrection prendrait fin.

L’inimitié absolue est, pour sa part, la radicalisation la plus totale de l’inimitié réelle. Cette radicalisation est le propre des conflits religieux et ethniques et on y assiste à la mutation de l’ennemi, d’un simple obstacle sur la route de la libération vers un mal absolu dont l’éradication est la condition de la victoire. Le conflit est de cette manière déterritorialisé et décentré de son but initial, à savoir la défense d’une population[23]. Ce type d’insurrection est le plus dangereux qui soit car celle-ci se détache de son objet initial et devient une fin en elle-même. L’insurrection se justifie par l’insurrection, la violence se justifie par la violence. Si Carl Schmitt vise plutôt le partisan de type communiste dans sa Théorie du partisan, nous pouvons rapprocher cette inimitié absolue de la réappropriation du discours insurrectionnel par les islamistes radicaux et les groupes terroristes aux dépends des nationalismes irakien et afghan et la redirection de l’inimitié vers un jihâd contre l’Occident.

  • Bibliographie :

 

Bibliographie de Carl Schmitt[1] :

  • La Dictature, Paris, Editions du Seuil, 2000, 334 pages.
  • Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988, 184 pages.
  • Parlementarisme et démocratie, Paris, Editions du Seuil, 1988, 219 pages.
  • Théorie de la Constitution, Paris, PUF, 1993, 576 pages.
  • Etat, mouvement, peuple. L’organisation triadique de l’unité politique, Paris, Kimé, 1997, 119 pages.
  • Les trois types de pensée juridique, Paris, PUF, 1995, 115 pages.
  • Le Léviathan dans la doctrine de l’Etat de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique, Editions du Seuil, 2002, 250 pages.
  • Terre et Mer. Un point de vue sur l’histoire mondiale, Paris, Labyrinthe, 1985, 121 pages.
  • Le Nomos de la Terre dans le droit des gens du « jus publicum europaeum », Paris, PUF, 2001, 364 pages.
  • Ex captivitate salus. Expériences des années 1945-1947, Paris, Vrin, 2003, 396 pages.
  • Du politique. « Légalité et légitimité » et autres essais, Puiseaux, Pardès, 1990, 258 pages.
  • Hamlet ou Hécube. L’irruption du temps dans le jeu, Paris, L’Arche, 1992, 109 pages.
  • La Notion du politique. Théorie du partisan, Paris, Calmann-Lévy, 1972, 331 pages.

 

Bibliographie sur Carl Schmitt :

Ouvrages :

  • CUMIN David, Carl Schmitt : Biographie politique et intellectuelle, Paris, Les Editions du cerf, 2008, 244 pages.
  • COUTAU-BEGARIE Hervé (Dir.), Stratégies irrégulières, Paris, Editions Economica, 2010, 858 pages.
  • BRICET DES VALLONS Georges-Henri (Dir.), Faut-il brûler la contre-insurrection, Paris, Choiseul Editions, 2010, 307 pages.
  • MONOD Jean-Claude, Penser l’ennemi, affronter l’exception. Réflexions critiques sur l’actualité de Carl Schmitt, Paris, Editions la Découverte, 2006, 191 pages.
  • ZARKA Yves Charles (Dir.), Carl Schmitt ou le mythe du politique, Paris, PUF, 2009, 198 pages.

Sitographie :

[1] En français.

[1] SCHMITT Carl, The Concept of the Political, New Brunswick, Rutgers University Press, 1976, p. 54, cité dans HASHIM Ahmed H., « Carl Schmitt et l’insurrection irakienne », dans BRICET DES VALLONS Georges-Henri (Dir.), Faut-il brûler la contre-insurrection, Paris, Choiseul Editions, 2010, p. 151.

[2] Jean-Claude Monod dans « Carl Schmitt est un ennemi intelligent de la démocratie », Libération, 17 février 2007, http://www.liberation.fr/week-end/2007/02/17/carl-schmitt-est-un-ennemi-intelligent-de-la-democratie_85176, accédé le 27 novembre 2015.

[3] CUMIN David, Carl Schmitt : Biographie politique et intellectuelle, Paris, Les Editions du cerf, 2008, p. 9.

[4] Der Wert des Staates und die Bedeutung des Einzelnen.

[5] « Richard Wagner und eine neue Lehre vom Wahn » (« Richard Wagner et une nouvelle théorie de la folie », Bayreuther Blätter. Deutsche Zeitschrift im Geiste Richard Wagners, XXXV, juillet-septembre 1912, p. 239-241. Liste exhaustive dans CUMIN David, Carl Schmitt : Biographie politique et intellectuelle, Op. Cit., p. 16.

[6] CUMIN David, Carl Schmitt : Biographie politique et intellectuelle, Op. Cit., p. 35.

[7] CUMIN David, Carl Schmitt : Biographie politique et intellectuelle, Op. Cit., p. 57.

[8] Carl Schmitt, « Wesen und Werden des faschistischen Staates » (« Essence et devenir de l’Etat fasciste »), Schmollers Jahrbuch, février 1929,  pp. 107-113.

[9] CUMIN David, Carl Schmitt : Biographie politique et intellectuelle, Op. Cit., p. 74.

[10] CUMIN, Op. Cit., p. 82.

[11] Das Staatsnotrecht im mordernen Verfassungsleben » (« La droit de la nécessité dans la vie constitutionnelle moderne »),

[12] CUMIN David, Carl Schmitt : Biographie politique et intellectuelle, Op. Cit., p. 143.

[13] FAYE Jean-Pierre, « Carl Schmitt, Göring et l’« Etat total » », dans ZARKA Yves Charles (Dir.), Carl Schmitt ou le mythe du politique, Paris, PUF, 2009, p. 165.

[14] CUMIN David, Carl Schmitt : Biographie politique et intellectuelle, Op. Cit., p. 158.

[15] Ibid., p. 192.

[16] Ibid., p. 206.

[17] MONOD Jean-Claude, Penser l’ennemi, affronter l’exception. Réflexions critiques sur l’actualité de Carl Schmitt, Paris, Editions la Découverte, 2006, 191 pages.

[18] CUMIN David, Carl Schmitt : Biographie politique et intellectuelle, Op. Cit., p. 154.

[19] SCHMITT Carl, La notion du politique – Théorie du partisan, trad. STEINHAUSER Marie-Louise, Paris, Editions Flammarion, 1992, p. 298.

[20] HASHIM Ahmed H., « Carl Schmitt et l’insurrection irakienne », dans BRICET DES VALLONS Georges-Henri (Dir.), Op. Cit., p. 142.

[21] CUMIN David, « La théorie du partisan de Carl Schmitt », dans COUTAU-BEGARIE Hervé (Dir.), Stratégies irrégulières, Paris, Editions Economica, 2010, p.69.

[22] SCHMITT Carl, La notion du politique – Théorie du partisan, Op. Cit., 302.

[23] HASHIM Ahmed H., Op. Cit., p. 149.

A propos Ismael Goffin 2 Articles
Étudiant en M2 science politique à l'université Lyon 3

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