Le cybermonde, nouvelle constante géostratégique?
Le cybermonde, défini comme « un espace virtuel rassemblant la communauté des internautes et les ressources d’informations numériques accessibles à travers les réseaux d’ordinateurs » (LAROUSSE) est devenu une constante géopolitique fondamentale, comme l’a révélé l’actualité des dernières années, par exemple lors des révolutions du Monde Arabe.
Peut-on maîtriser le cybermonde ? Existe-t-il des puissances indéniables sur ce terrain ? Le cybermonde est-il une nouvelle source d’information, ou un relais de désinformation ? Que dire de l’impact du cybermonde sur la géopolitique contemporaine ?
Loïc DAMILAVILLE, Directeur Général Adjoint de l’AFNIC, résume de la manière suivante les enjeux apportés par l’émergence de ce nouvel univers aux frontières transparentes : « L’enjeu majeur d’aujourd’hui pour la gouvernance d’Internet est de savoir si l’on veut que le réseau des réseaux soit utilisé comme un instrument exceptionnel de partage des connaissances, ou comme une arme géopolitique détenue par une superpuissance qui n’envisage guère d’en partager le contrôle, se réservant le droit de maintenir ou de renvoyer ses adversaires dans l’âge pré-Internet ; c’est-à-dire la préhistoire de la Société de l’Information. »
Pour traiter ce sujet, dans une première partie sera évoqué le volet « information » du cybermonde : les e-citoyens sont-ils mieux informés, grâce à la popularisation de l’outil Internet au sein du cybermonde ? Quelles sont les frontières du cybermonde ? Pour illustrer l’utilisation des outils du cybermonde à des fins informationnelles (ou non), l’utilisation des réseaux sociaux lors des printemps arabes sera également analysée. Dans une deuxième partie sera décrit de façon plus précise cet univers en mouvement, mais menacé par la cyberguerre. Pour cela, seront présentés la méthode de gouvernance du cybermonde ainsi que les grands acteurs de cet univers. Ensuite, la menace de cyberguerre sera analysée, ainsi que la situation géopolitique actuelle concernant ces menaces et les moyens des acteurs pour s’en prémunir.
I. Le cybermonde, vecteur d’information des e-citoyens ?
A. Frontières du cybermonde
On pourrait penser, à juste titre, que le cybermonde a complètement modifié la géographie physique en supprimant les frontières, naturelles ou idéologiques, pour créer un continent unique : le cybermonde, aux frontières numériques relativement floues.
Cette carte, établie par la CIA, pourrait à première vue confirmer cette hypothèse. Cependant, en y regardant de plus près, l’Afrique, ainsi que certains pays d’Asie, sont de réels laissés-pour-compte de cet effacement des frontières, comptant moins de 10.000 utilisateurs d’Internet.
Deux critiques peuvent également fausser cette hypothèse relativement idéaliste de la chute des frontières. En effet, cette carte se basant seulement sur le nombre d’utilisateurs, les résultats sont biaisés par :
- Le nombre d’habitants. Evidemment, la Chine et l’Inde, pays les plus peuplés au monde, auront un nombre élevé. Cela cache pourtant de nombreuses disparités. Le pourcentage de la population se considérant comme « internaute » aurait donc été un meilleur critère.
- Les libertés sur Internet. En effet, si certains pays comptent un nombre relativement élevé d’internautes (Chine, Iran, Libye…) ; l’accès au Web est pourtant entièrement maîtrisé, et les chiffres sont pour ainsi dire biaisés.
Cette seconde carte nous montre que l’Asie du Sud-est, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord sont des territoires où Internet est sous haute surveillance des autorités. Selon Reporters Sans Frontières, Cuba, la Chine, l’Egypte, la Tunisie, la Syrie et l’Arabie Saoudite seraient des « ennemis d’Internet ».
Ainsi, peut-on réellement informer que le cybermonde a contribué à la chute des frontières ? La réponse est donc à nuancer. Si, certes, les barrières physiques ont pu être pour la plupart levées, grâce à l’accès Internet à distance, chaque internaute n’aura pas accès aux mêmes sources d’information selon sa position dans le monde. En témoignent les taux de pénétration d’Internet extrêmement faibles au Yémen, au Soudan et en Syrie. La fracture numérique, présente à la fois entre les pays du Nord et les pays du Sud, ainsi qu’entre les zones urbaines et les zones rurales, ne fait que renforcer ce phénomène d’inégalité face au statut d’internaute.
B. Un e-citoyen roi, et utilisateur optimal de l’outil Internet ?
Comme nous l’avons évoqué dans la partie précédente, l’accès au statut d’internaute s’est développé de façon internationale. L’e-citoyen est même au cœur du concept de Web 2.0, terme utilisé pour la première fois en 2004, et mettant au centre de l’utilisation du web l’internaute, et notamment son rôle dans les réseaux sociaux. Peut-on dire pour autant que l’e-citoyen est roi ?
Dans une certaine mesure, l’e-citoyen peut devenir une sorte de roi au sein du cybermonde, puisqu’Internet est capable de donner du pouvoir à n’importe quel citoyen. Dans Web 2.0 et au delà, David FAYON les compare même à des « consommauteurs » et « consommacteurs », tant leur pouvoir virtuel peut être important. Cependant, ces internautes sont-ils mieux informés, ou retournent-ils dans « la préhistoire de la Société d’Information » ?
Lors du colloque NTIC & Géostratégie, M. BAYLE déclare : « Avec la démocratisation des nouveaux média issus d’Internet s’est crée un brouhaha médiatique où l’information n’est plus systématiquement vérifiée et où tout un chacun peut s’improviser expert ». C’est de là que peut naître la désinformation des internautes. De par une valeur proclamée de neutralité, Internet se veut garant de la liberté d’expression. De nombreux exemples le révèlent, plus ou moins positifs : les pages Wikipédia étant validées par des utilisateurs « lambda » et non des experts, les divers hoax révélés quotidiennement, souvent via les réseaux sociaux, etc… Cela mène parfois à une relative désinformation, mais n’en oublions pas le principal : l’importance sociale de l’outil et l’internationalisation de son utilisation.
C. Exemple : le rôle des réseaux sociaux lors des printemps arabes
Le rôle des réseaux sociaux a été souligné par les média occidentaux comme support indispensable des printemps arabes. Qu’en est-il réellement ? Lors du même colloque NTIC & Géostratégie, M. BLIN évoquait le Printemps Arabe « dans lequel il y’a eu une chaine quasiment ininterrompue de déstabilisation qui s’est faite par les réseaux sociaux ».
Les réseaux sociaux se sont tout d’abord révélés primordiaux du fait de leur aspect international. En effet, les populations locales engourdies dans le conflit pouvaient, grâce aux réseaux sociaux, relayer l’information par le biais de photos, publications, vidéos (…) auprès des journalistes occidentaux, souvent incapables de pouvoir effectuer librement leur travail d’information dans ces territoires. Selon le Nouvel Observateur, « Les réseaux sociaux ne sont pas la cause du Printemps Arabe, mais ils sont un puissant relais d’information ». Or, l’information est aujourd’hui une réelle arme de guerre, qui permet de rallier à sa cause les grandes organisations internationales par exemple. Si le rôle des réseaux sociaux a peut-être été exagéré par les média occidentaux, qui ont souvent évoqué une révolution Facebook/Twitter, il n’en reste pas moins fondamental, et créateur d’une base commune aux manifestants, leur ôtant ce sentiment d’isolement qui les empêchait d’agir.
Il faut savoir qu’il est possible pour un pays de contrôler ces outils de communication, du moment qu’ils sont sur le territoire. Cependant, un arrêt total aura des effets désastreux sur l’économie, alors coupée de l’international ; mais cette action pourrait être, qui plus est, peu utile : la composition de numéros à l’étranger, par exemple, peut être une parade à cette décision. C’est lors des différents printemps arabes que les termes de « cyberguerre » ou « guerre d’information » ont émergé. En effet, en Egypte, Twitter puis Internet ont été entièrement bloqués aux premières heures de la révolution. Les autorités en place et l’opposition se sont alors livrés à un réel combat médiatique pour contrôler l’opinion publique (en utilisant également la web-propagande), chacun relayant des informations pour déstabiliser et décrédibiliser l’adversaire.
II. Un univers en perpétuel mouvement, mais menacé
A. Gouvernance d’Internet et grands acteurs
La gouvernance d’Internet est relativement complexe, et extrêmement remise en question actuellement. En effet, elle fait face à une entière domination des Etats-Unis. L’ISOC et l’ICANN sont les principales organisations gouvernant Internet. L’ICANN, institution américaine, est chargée de la gestion des DNS, de la cohérence des noms de domaine, de l’unicité des adresses. L’ISOC, institution américaine également, est chargée de promouvoir l’utilisation d’un Internet mondial, et se pose en référent pour les politiques publiques. Un cybermonde gouverné par les internautes était peut être possible au début de l’ère web, elle est cependant devenue complètement impossible avec la complexité d’application de la règlementation (s’applique-t-elle à un territoire national/mondial ?).
Les GAFA, Google – Amazon – Facebook – Apple, sont des grands acteurs du web, tous américains, qui profiteraient des contradictions juridiques et fiscales des pays pour pouvoir acquérir le pouvoir étatique, et maîtriser toute la géopolitique du cybermonde. Sur France Inter, un web-artisan critique cette prédominance des GAFA, qui selon lui, imposeraient leur loi et seraient, dans certains domaines, en situation de monopole flagrant.
La géopolitique du cybermonde est soumise à évolution très prochainement. En effet, les entreprises et les institutions en charge de la gestion du web maîtrisent entièrement l’information, et le problème qui se soulève est bien évidemment l’américanisme de tous ces acteurs. De nombreux pays comme la Russie, la Chine, et dans une moindre mesure l’Europe et le Japon, commencent à critiquer ce modèle, en faveur d’un modèle plus « multipolaire » : Russie, Europe, Etats-Unis, Asie… L’UIT se pose comme revendicateur de ce modèle moins centré sur les Etats-Unis.
B. La menace du cybermonde : la « cyberguerre »
La cyberguerre est définie par le département américain de la Défense comme « des opérations militaires (…) pour interdire à l’ennemi l’utilisation efficace (…) du cyberespace et des armes au cours d’un conflit ». L’officier de l’armée de terre Michel Baud nuance pourtant cette menace : « Je ne pense pas qu’on verra une cyberguerre pure, mais que les prochaines guerres auront toute une dimension ‘cyber’ ». Mais quelles sont les armes de la cyberguerre ? Sont-elles efficaces ?
La cyberguerre, contrairement à la guerre physique et terrestre, a un avantage primordial : elle est discrète. Elle comporte de nombreuses armes, majoritairement des logiciels malveillants programmés pour récolter des informations ou ralentir des systèmes. Le scandale des écoutes téléphoniques d’Angela Merkel et d’autres dirigeants en est un exemple. Cependant, la cyberguerre pose problème, puisque les armes utilisées sont difficiles à tracer, d’où la difficulté de désigner un coupable de façon certaine. Seulement, aujourd’hui, il semblerait que seuls 3 pays puissent utiliser de façon efficace et discrète ces armes numériques : les Etats-Unis, la Chine et la Russie. Les Etats-Unis comprennent d’ailleurs bien ce besoin nécessaire de compétences en cyberguerre : l’armée américaine prévoit de multiplier par 3 les effectifs de son armée affectée à ce domaine.
L’Europe souffrirait d’un grand retard dans la scène du cybermonde et de la cyberdéfense, faute d’uniformité et de règles précises au sein du continent. La France serait, selon l’article du Monde, un des pays précurseurs par son anticipation de la cyberguerre, mais manquerait cruellement de soutien de la part des autres pays européens.
C. La cyberguerre aujourd’hui
Divers exemples dans l’actualité nous montrent une relative cyberguerre, ou, à défaut, l’utilisation des e-citoyens ou des Etats des armes numériques pour déstabiliser ou affaiblir leur cible. Le conflit israélo-palestinien a refait surface en 2014. Seulement, de nouveaux moyens de déstabilisation de l’ennemi se sont développés : en effet, la cyberguerre est devenue une nouvelle arme de la guerre israélo-palestinienne. Le 25 juillet 2014, des sites Internet israéliens ont été piratés par des hackers pro-palestiniens, influencés par le groupe d’activistes Anonymous, qui décrétait « Ce vendredi sera un jour où Israël sentira la peur vibrer à travers ses serveurs et ses maisons. »
Dans un autre contexte géopolitique, une arme numérique créée par les Etats-Unis et Israël, un logiciel malveillant nommé Stuxnet, aurait permis à ces puissances de ralentir et saboter pendant de longs mois les installations nucléaires iraniennes. Les deux pays ont également pu collecter, grâce à un programme préconçu, de nombreuses informations confidentielles. En réalité, c’est de cette inefficacité à se prémunir des dangers du cybermonde qu’est née la cyberguerre. Aujourd’hui, les grandes institutions sont emplies de failles qu’il est toujours possible de détourner à des fins géopolitiques et de détournement d’informations confidentielles.
Plus récemment, la Russie a montré la force de ses équipes spécialisées en cyberguerre. Elles auraient réussi à incorporer la « cyberoffensive » dans leur stratégie militaire. En effet, lors des récents évènements en Ukraine, la Russie aurait réussi à couper « toutes les communications électroniques entre les garnisons ukrainiennes stationnées dans la péninsule et leurs centres de commandement dans le reste de l’Ukraine ». Cela aurait donc poussé l’OTAN à prendre en compte l’aspect numérique de la défense, aujourd’hui nécessaire pour tout conflit. Si la Russie en venait à s’attaquer à un des membres de l’OTAN de cette manière, pourraient-ils se défendre ? Il semblerait actuellement que non. C’est pourquoi l’OTAN cherche aujourd’hui à multiplier ses capacités en cyber défense, via un partage d’informations complet entre les membres, des actions de formation, de la recherche et des mises au point de logiciels par exemple. Cependant, l’objectif affiché de l’OTAN n’est pas la cyberoffensive, mais bien la cyberdéfense ; qui est aujourd’hui un des plus grands défis géopolitiques. Sorin Ducaru, adjoint au secrétaire général de l’OTAN chargé des défis émergents, le rappelle : « Il n’est pas du tout question de se lancer dans des opérations cyberoffensives, qui restent du ressort de chaque Etat membre. »
Bibliographie
Ouvrages :
– Les défis du cybermonde, sous la direction d’Hervé FISCHER
– Sécurité Informatique, Principes et Méthodes, Laurent BLOSCH
– Géopolitique d’Internet : qui gouverne le monde ? David FAYON
Presse :
– Printemps arabe : les réseaux sociaux suffisent-ils à renverser un régime ? Le Nouvel Observateur
– Printemps arabes : le rôle des réseaux sociaux a été exagéré, France 24
– La chasse aux GAFA, France Inter
– Inquiète des avancées russes, l’OTAN se lance officiellement dans la cyberguerre, Le Monde
– La cyberguerre entre hackers pro-israéliens et pro-palestiniens, RFI
– La cyberguerre, nouvel enjeu des armées, Le Monde
Autres :
– Retour sur le colloque NTIC & géostratégie, GeoLinks