Introduction : Le contexte des sanctions
“L’histoire du commerce est celle de la communication des peuples.” Montesquieu
Le 17 mars 2014, les vingt-huit Etats membres de l’UE activent une série de sanctions à l’encontre de la fédération de Russie suite à ce que l’Europe qualifie d’ « annexion de la Crimée » tandis que Moscou évoque un « retour » de la région offerte à la République soviétique socialiste d’Ukraine par Nikita Khrouchtchev en 1954.
Sur fond de crise ukrainienne déclenchée en février 2014 et de conflit armé dans le Donbass à partir d’avril, s’est engagée une séquence diplomatique opposant l’UE et la Russie. D’un côté, Moscou réfutant une quelconque influence dans le processus politique instable de Kiev, de l’autre, l’Union européenne qui n’accepte pas le ralliement de la Crimée à la Russie suite au référendum du 16 mars 2014 par lequel les criméens ont souhaité massivement voir leur territoire intégrer la fédération de Russie. S’en est trop pour les pays de l’UE qui décident de passer de la menace du discours au boycott économique.
Le commerce international, encadré par les règles du droit international complexe et évolutif n’est pas seulement réduit au domaine juridique. Il met également en exergue les ambitions et les contraintes, les volontés et les craintes, les intérêts nationaux et particuliers. Par ailleurs, tout acte commercial répond en partie à la logique de l’opportunité et du risque. Ce dernier est l’un des maitres mots des décisions politiques et économiques, celui qui incite à la prise de décision. A l’échelle d’une entreprise comme d’une nation, les risques et opportunités sont objets d’attention principale du chef d’entreprise comme du chef de l’Etat. Dans cette séquence ouverte depuis trois ans, il est bien évident que l’économie est contrainte par le politique comme le pensent les Réalistes.
Si « en commerce, l’occasion est tout » selon le mot d’Honoré de Balzac, les européens en général et la France en particulier ont décidé de remettre l’occasion à plus tard, choisissant d’activer le levier économique au service d’une volonté politique. Les dirigeants français ont-ils seulement évalué les risques liés à leur décision ? Les sanctions s’avèrent-elles efficaces depuis 2014 ? Il est temps de vérifier.
La mise en place des sanctions : l’intérêt de la France ?
A Bruxelles, on décide de taper directement au porte-monnaie. Durant l’été 2014, il est acté qu’au sein de l’UE aucune personne morale ou physique ne pourra ni acheter ni vendre des d’actions en provenance de banques russes dans lesquelles l’Etat est actionnaire majoritaire.
Du côté de Paris, le président Hollande met également en place les sanctions françaises. Il déclare que ces sanctions seront maintenues tant que le processus de discussion en Ukraine n’évoluera pas positivement. Membre du processus de discussion appelé « format Normandie » composé de l’Allemagne, l’Ukraine et la Russie, la France est donc parallèlement engagée à trouver un accord à propos du cas criméen.
Décidée à mettre en place un embargo multisectoriel, la France se distingue surtout dans un domaine important vis-à-vis de la relation bilatérale franco-russe : les exportations d’équipements militaires ainsi que les activités liées à ce domaine via les transactions financières et les activités énergétiques.[1]
Les portes Hélicoptères mistral : premières victimes des sanctions :
Après avoir annoncé qu’elle suspendait la livraison du second porte-hélicoptère mistral, assurant toutefois la livraison du premier, la France s’est finalement rétractée le 5 Août 2015. Suite au vote du 17 septembre 2015, l’Assemblée nationale valide par 13 voix pour contre 8 l’annulation du contrat.
Les deux bâtiments militaires seront finalement vendus à l’Egypte pour une somme de 950 millions d’euros. Il s’agit là d’une perte sèche d’environ 250 millions d’euros pour l’Etat français. S’ajoutent à l’addition totale les frais supplémentaires pour les deux navires qu’il faut à présent réadapter aux normes égyptiennes. Au total, le député Thierry Mariani indique une facture de 1.5 à 1.6 milliards d’euros. L’opération ne se conclut donc pas « sans rien perdre » comme l’indiquait le président Hollande à l’issu de l’accord trouvé avec le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi.
Dans cette affaire le coût ne sera pas seulement financier. La présence des 400 marins russes en formation à Saint-Nazaire pendant plusieurs mois aura permis à la Russie de s’accaparer les connaissances du savoir-faire français en matière de BPC (Bâtiment de Projection et de Commandement), équipement que la Russie pourra dorénavant ajouter à sa force de production sans avoir déboursé un seul rouble. Les russes n’auront pas eu besoin d’employer l’intelligence économique, les français l’ont fait pour eux.
“L’homme qui perd l’honneur à cause du négoce perd le négoce et l’honneur.” Francisco de Quevedo,
La réponse du berger (russe) à la bergère (française)
A l’est, la Russie mise au pied du mur s’est engagée à contre-courant dans une série de décisions prévisibles. En outre, Moscou a immédiatement ordonné le boycott des domaines agroalimentaires et d’élevage notamment, imposant l’embargo à l’encontre des produits importés.
Le 20 Août 2014, les organismes agricoles ( FNSEA, JA, Coop de France, Légumes de France, la Fnpf, Felcoop et GEFe) tirent la sonnette d’alarme et en appelle à l’Etat via un communiqué de presse dénonçant les conséquences néfastes des décisions politiques sur les filières agroalimentaires.[2] Si l’Europe déclare qu’elle indemnisera à hauteur de 125 millions d’euros, ce chiffre parait bien trop faible pour venir rééquilibrer la balance des pertes.
Depuis 2014, le marché des fruits et légumes s’est affaibli, puis sont venus les marchés des viandes et des produits laitiers. En 2013, près de 10 % des exportations agricoles européennes partaient vers la Russie soit en valeur 750 millions d’euros. Les maraichers ont très rapidement constaté une perte sèche par l’arrêt des commandes de leurs clients russes. Par voie de conséquence, les stocks de produits périssables se sont accumulés provoquant une baisse des prix du marché.
Dans le théâtre des sanctions, la France peut trouver la réplique russe bien amère. Alors que les petits exploitants des filières agricoles et porcines sont déjà fortement précarisés, Paris a estimé qu’elle pouvait risquer la stabilité des 500 000 emplois d’exploitations agricoles et des 22 000 exploitations porcines.
La filière porcine : grande victime de l’embargo :
« Jusqu’en 2014, 30 % des exportations de porcs de l’Union européenne (UE) partaient vers la Russie. Deux ans après le début de l’embargo imposé par le pays, l’impact s’intensifie pour les producteurs français. « Nos élevages perdent en moyenne 12 000 euros par mois, soit 25 à 30 euros par porc » selon Olivier Etienne, producteur de porcs breton et porte-parole du mouvement des Bonnets roses. » [3]
Subissant immédiatement le contrecoup des sanctions, enregistrant une baisse des exportations de 7 % en 2014, les éleveurs français se sont alors tournés vers la Chine afin de rattraper le manque à gagner estimé en valeur à 12 % du total des exportations.[4] La promesse des marchés asiatiques ne compensera cependant pas la perte du segment de marché russe.
La Bretagne, première région agricole de France exportant massivement les produits issus de l’élevage et de l’agriculture, sonne le tocsin auprès des représentants politiques. Il y a en effet urgence : chaque jour les conséquences de l’embargo « représentent un manque à gagner de 4 millions d’euros par jour [et] une baisse des prix du porc de 10 %. » [5]
Des sanctions de plus en plus inefficaces :
Parallèlement, il convient de noter que la poursuite du boycott n’handicape pas les russes, bien au contraire ! L’importation de produits agroalimentaires en provenance de l’Union européenne en baisse a mécaniquement provoqué une réaction russe concernant la production locale. Conformément au projet lancé en 2010 de parvenir à l’autosuffisance alimentaire, la part de production locale augmente dans tous les secteurs désignés par l’Etat russe pour répondre aux sanctions européennes. Aux environs de 2020, seront ainsi produits sur le territoire 95 % des céréales et des pommes de terre, 90 % du lait, 85 % de la viande et 80 % du sucre et des produits laitiers. Cette volonté de l’autosuffisance, boostée par la lutte économique au fond diplomatico-politique, arrivera bientôt à atteindre son objectif, s’il ne l’est pas déjà pour les filières avicoles et porcines.[6]
Le 71ème congrès de la FNSEA s’étant déroulé dans la semaine du 27 Mars 2017 concluait à l’impasse de la politique menée par la France. Depuis 2014, les produits concernés par le boycott demeurent dans la crise et les prix des filières porcines et laitières (2ème producteur européen) continuent de baisser.
“Aujourd’hui, une seule politique peut nous sortir de l’impasse : rétablir des relations commerciales avec la Russie! Je ne peux pas imaginer un futur proche sans la Russie”, a conclu le président de la FNSEA.[7]
La France, comme les autres Etats membres de l’UE, est piégée par le chantage qu’elle a mis en place. Dans la guerre économique qu’elle a voulu mener, elle s’est tiré une balle dans le pied tout en donnant un chargeur supplémentaire à son adversaire. Un double retour de bâton inévitable.
Les sanctions économiques mènent à l’impasse en cela que les relations économiques sont par essence réciproques. En somme, les Etats, par leurs interconnexions nombreuses, ne peuvent faire valoir leur intérêt de la sorte dans un bras de fer économique qui dure depuis plus de trois ans. Face à l’inutilité des sanctions originelles et aux réponses qu’elles ont provoquées, les membres de l’UE ont même souhaité élargir le cadre des sanctions réfléchissant à l’idée de sanctionner la Russie dans le domaine nucléaire.[8]
“Rien n’est jamais sans conséquence, En conséquence, rien n’est jamais gratuit.” Confucius
Conclusion : Le boycott économique : une arme à double tranchant
En limitant ses exportations vers la fédération de Russie et en ayant provoqué la réponse de Moscou, la République Française doit à présent faire face aux quatre conséquences directement liées aux risques qu’elle a pris :
- Les parts de marché perdues à l’exportation ne seront pas reprises, la Russie se tournant vers d’autres pays producteurs pour compléter son besoin en ressources alimentaires.
- Le risque de voir d’autres produits agroalimentaires français ou biens d’autres secteurs à l’exportation boycottés par les russes en représailles.
- La menace des importations françaises en provenance de Russie pourrait se traduire par un chantage à l’énergie (levier que la Russie n’a pas encore activé)
- L’image des entreprises françaises implantées en Russie risque d’être affectée tout comme le lien de confiance des échanges franco-russes
Dissuasion nucléaire oblige, la lutte entre puissances est menée sur d’autres « champs » de bataille. Si le conflit est armé sur le territoire ukrainien, l’UE (ainsi que les Etats-Unis) et la Russie se livrent une terrible lutte sur le terrain économique à coup de boycotts et d’embargos, bien loin du doux commerce cher à Montesquieu. Le président Hollande avait tiré du fourreau les glaives de l’import et de l’export sans avoir jaugé les coups que le France recevrait en retour. Si son successeur Emmanuel Macron a agité le drapeau de la négociation entre les parties, il s’est donné « quelques mois » pour espérer parvenir à un accord. Le temps pour nos éleveurs et agriculteurs de supporter davantage le poids des sanctions. Charles Maurras préconisait de juger une politique à ses résultats. Depuis trois ans la France a décidé de poursuivre cette politique : les résultats attendront.
Auteur : Clément Domeizel
Sources :
http://agriculture.gouv.fr/ministere/les-chiffres-cles-de-lemploi-agricole-et-agroalimentaire
https://www.lecourrierderussie.com/economie/2016/01/importation-production-porc-russie/
http://www.franceagrimer.fr/content/download/38927/359654/file/NCO-NOT-VBL-PORC-2015-06-18.pdf
https://www.humanite.fr/la-juste-colere-des-agriculteurs-600406
https://www.tresor.economie.gouv.fr/Ressources/File/437697
- Voir le détail des mesures dans le rapport de la direction générale du Trésor https://www.tresor.economie.gouv.fr/Ressources/File/437697 ↑
- http://www.fnsea.fr/presse-et-publications/espace-presse/communiques-de-presse/[fnsea-communique]-embargo-russe-pour-des-decisions-politiques-a-la-hauteur-de-la-crise/ ↑
- https://www.humanite.fr/la-juste-colere-des-agriculteurs-600406 ↑
- http://alimentation-generale.fr/economie/fillieres/la-filiere-porcine-en-chiffres ↑
- http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/07/30/russie-de-nouvelles-sanctions-et-des-consequences-probables_4464666_4355770.html#bu6EJVkAbAPAL3RA.99 ↑
- https://www.tresor.economie.gouv.fr/Ressources/File/425777 ↑
- http://www.alterinfo.net/notes/France-rude-impact-de-l-embargo-russe-FNSEA_b7306933.html?&start=12406 ↑
- https://fr.sputniknews.com/international/20150119203452456/ ↑
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