Kofi Annan a déclaré que l’Organisation des Nations Unies est « la seule brigade de pompiers au monde à devoir attendre que le feu se déclare avant de demander un camion de pompiers ». En effet l’ONU ne disposant pas de forces propres, elle est, dans chacune de ses action, tributaire de ses Etats membres.
Les opérations de maintien de la paix ont, depuis leurs origines, connu un développement original. Issues du blocage du Conseil de sécurité, elles se sont développées de manière autonome et improvisée, toujours dans le but de préserver la paix partout où celle-ci était menacée. La première mission de maintien de la paix fut envoyée dès 1948 lors de la première guerre israélo-arabe (mission UNTSO), et était composée principalement d’observateurs militaires. Il ne s’agissait pas encore d’une intervention militaire, mais cette première opération établit l’un des principes fondateurs des OMP : l’importance du rôle du Secrétaire général dans la conduite des OMP. Elle est aussi considérée par l’ONU comme la première opération de maintien de la paix. Elle sera suivie par la mise en place du Groupe des observateurs des Nations unies entre l’Inde et le Pakistan (UNMOGIP, 1949), et de la Force d’urgence des Nations unies (FUNU I, 1956) qui formeront ce que Jocelyn Coulon et Michel Liégeois appelleront la « triade fondatrice des opérations de maintien de la paix ».
Le secrétaire général des Nations Unis, Dag Hammarskjöld s’appuya sur l’expérience dégagée de cette triade afin de théoriser la première doctrine du maintien de la paix, qui fait émerger trois concepts de base qui guideront alors les interventions onusiennes en matière de maintien de la paix : le consentement des parties au conflit, l’impartialité de la force déployée et un usage de la force coercitive strictement limité à la légitime défense.
Ce développement à tâtons a été renforcé par l’élaboration de documents successifs (Agenda pour la paix, Rapport Brahimi, Doctrine Capstone…), qui à l’issu se sont constitué comme véritable doctrine du maintien de la paix.
L’élaboration de cette doctrine par la pratique a eu comme avantage de donner une relative autonomie dans les buts et les moyens d’actions des OMP. En effet le Secrétaire général, et le DOMP restent les acteurs principaux et quasiment exclusifs du maintien de la paix au sein de l’ONU. Cette doctrine, bien qu’encore en constante évolution, a su établir un cadre aux opérations de maintien de la paix, leurs faisant ainsi quitter leur tradition d’improvisation pour une mise en œuvre plus structurée.
Pourtant la marge de manœuvre du DOMP reste extrêmement limitée. Les premières réussites des OMP, l’élargissement et la diversification des menaces après la guerre froide, ainsi que la volonté des Etats membres d’utiliser les opérations de paix dans de nombreuses situations différentes, ont conduit à un accroissement progressif des missions de maintien de la paix, sans que la doctrine ou les ressources leur étant allouées ne soient revues à la hausse.
En effet, si le DOMP est relativement indépendant, il ne dispose néanmoins pas de ressources propres. Son budget est réduit et dépend exclusivement du bon vouloir des Etats membres et ses troupes et matériels sont mis à disposition par les Etats contributeurs, sur la base du volontariat. Ce faisant, il lui est impossible d’adapter sa doctrine sans prendre en compte les recommandations des Etats qui lui fournissent ses moyens d’actions. Il existe une relation directe entre le conseil de sécurité et le secrétaire général, qui lui permet d’influer
largement sur l’élaboration de la doctrine, notamment dans les buts qu’elle poursuit. Les contributeurs financiers, pour la grande majorité des pays occidentaux, font également partie du conseil de sécurité et peuvent ainsi avoir un contrôle direct sur les opérations de maintien de la paix, et ainsi imposer leur vision du maintien de la paix. Un retard, volontaire ou non, de paiement, et une diminution des contributions sont d’autres outils à la disposition de ces Etats pour se faire entendre.
Au-delà de la participation financière, les Etats contributeurs en contingents exercent eux aussi une influence certaine. Celle-ci se présente de manière détournée du fait du manque de liens directs entre les contributeurs, le plus souvent des pays en voie de développement, et les autres acteurs du maintien de la paix : Conseil de sécurité, secrétaire général et DOMP. Ainsi une véritable lutte d’influence s’est installée au sein de ces institutions, entre les Etats contributeurs, sous représentés, et les Etats membres du Conseil de sécurité et payeurs. Il s’agit en effet pour les contributeurs en troupes de posséder une voix, ou du moins un droit de regard sur le déroulé des opérations dans lesquelles leurs hommes seront déployés et pourraient potentiellement trouver la mort. Actuellement les contributeurs en contingents ne prennent pas part aux prises de décisions, alors même qu’ils restent responsables des résultats de ces opérations devant leurs opinions publiques nationales, et qu’ils sont souvent les mieux informés sur les difficultés que rencontrent leurs contingents sur le terrain.
Cette rivalité est aussi alimentée par le fait qu’elle s’inscrit aussi dans une lutte entre pays occidentaux dominants, et pays en voie de développement, désireux de se faire une place sur l’échiquier international. Il arrive bien souvent que ces conflits parasitent l’action du DOMP, réduisant l’efficacité des opérations de maintien de la paix, et remettant en cause la vocation universelle au cœur du maintien de la paix. Le manque de dialogue entre les décideurs des OMP et les contributeurs incite également ces derniers à faire pression sur les troupes qu’ils mettent à disposition et sur tous les acteurs du maintien de la paix, afin d’obtenir des garanties quant à l’usage qui est fait de leurs hommes
L’influence exercée par les contributeurs se rapproche de celle que possèdent les armées nationales. Le désir de conserver un certain contrôle sur ses troupes, la réticence vis à vis des mandats relativement contraignants des OMP, le doute dans les capacités d’un Etat-major disparate et inexpérimenté de mener à bien ces opérations conduisent bien souvent les armées nationales à tenter de conserver une certaine influence sur les hommes déployés dans les OMP. Cette influence, facilitée par l’essor des moyens de communication en temps réels, réduit considérablement la marge de manœuvre des commandants onusiens et impacte l’efficacité des opérations.
Il n’est alors pas rare de voir les armées les plus développées tenter d’imposer des modèles qui leur sont propres à l’ensemble des contingents onusiens. Cela est justifiable par volonté d’accroitre l’efficacité opérationnelle des casques bleus, mais entraine aussi le risque de voir l’armée la plus puissante et la plus expérimentée influencer, par le biais d’une organisation qui se veut universelle et égalitaire, les doctrines et moyens des armées d’autres Etats, souvent bien moins développées. Par extension c’est toute la doctrine onusienne de maintien de la paix qui va subir les conséquences de cette lutte d’influence.
Nous avons donc vu que la doctrine onusienne est le théâtre de conflits et de luttes d’influences entre Etats membres qui agissent au nom de leurs intérêts propres. Bien qu’elles aient su se développer dans une relative autonomie, les OMP sont aujourd’hui encore largement tributaires de ces Etats. Ces derniers peuvent utiliser le maintien de la paix comme d’un outil stratégique de plus sur la scène internationale pour imposer leur puissance, au détriment des objectifs propres au maintien de la paix, qui connaît aujourd’hui une certaine désillusion.
L’ONU, si elle veut pouvoir atteindre ses objectifs de manière optimale, délivrée des frictions qui opposent les différents acteurs étatiques du maintien de la paix, doit apprendre dépasser les visions réalistes des Etats qui la composent, et développer une réflexion totale sur la doctrine à mettre en place, sous peine de connaître les mêmes travers que la Société des Nations.
Elle doit alors continuer son évolution vers une plus grande autonomie et professionnalisation de sa doctrine, notamment sur les moyens mis à disposition pour les OMP. De nombreux acteurs réfléchissent aux meilleurs moyens d’atteindre cette autonomie. Il en ressort un besoin de redéfinir strictement les missions laissées à l’ONU, et d’agir en coopération avec d’autres acteurs, notamment les alliances régionales, ou autres coalitions, afin d’atteindre aux mieux ses objectifs, tout en respectant les limites inhérentes au maintien de la paix onusien. Pour certains, l’externalisation par la privatisation des OMP serait l’une des pistes de réflexion à creuser afin de se libérer au mieux de l’influence étatique.
Toutefois une doctrine du maintien de la paix reste nécessairement contrainte par le caractère purement diplomatique des Nations Unies, qui repose entièrement sur le principe du consentement des parties. Ainsi toute évolution ne pourra se faire que lentement, étape par étape, après de longues discussions et d’âpres négociations.
Ainsi l’action de l’ONU sera toujours prisonnière des critiques qui condamnent son inefficacité et sa lenteur. A celles-là il faut rappeler que le maintien de la paix a le mérite d’exister, de se développer, et d’agir pour permettre l’achèvement d’une paix mondiale.
Loïc Balayn
Février 2016
Travaux cités :
1 Site officiel des opérations de maintien de la paix de l’ONU. URL : http://www.un.org/fr/peacekeeping/issues/military.shtml.
2 COULON Jocelyn, LIÉGEOIS Michel, « Qu’est-il advenu du maintien de la paix ? L’avenir d’une tradition », Institut Canadien de la Défense et des Affaires Etrangères, 2010, pp. 1-58.
URL : http://www.psi.ulaval.ca/fileadmin/psi/documents/Documents/Documents/QU_EST-IL_ADVENU_DU_MAINTIEN_DE_LA_PAIX.pdf
3 BOUTROS GHALI, L’Agenda pour la Paix, A/47/277, S/24111, 17 Juin 1992. URL : http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=A/47/277
4 BRAHIMI, Lakhdar, Rapport du groupe d’étude sur les opérations de paix de l’ONU, A/55/305-S/2000/809,Aout 2000.
URL : http://www.un.org/fr/peacekeeping/sites/peace_operations/
5 DEPARTEMENT DES OPERATION DE MAINTIEN DE LA PAIX, DEPARTEMENT DE L’APPUI AUX MISSIONS, Opérations de maintien de la paix : Principes et orientations, 18 janvier 2008. pp. 8.
URL : http://www.un.org/fr/peacekeeping/documents/capstone_doctrine_fr.pdf
6 TARDY Thierry. « Chapitre 3. L’Organisation des Nations unies : l’éternel recommencement ? p. 80-83.
7 LIEGEOIS Michel, « Quel avenir pour les Casques bleus et le maintien de la paix ? », Politique étrangère 3/2013 (Automne), p. 65-71.
URL : www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2013-3-page-65.htm
8 GUEHENNO Jean-Marie, « Maintien de la paix : les nouveaux défis pour l’ONU et le Conseil de sécurité », Politique étrangère N°3-4 – 2003 – 68e année pp. 689-700.
URL: home/prescript/article/polit_0032-342x_2003_num_68_3_1247.
9 BEIGBEDER Yves, « La crise financière des Nations Unies et les travaux du Comité des Dix-huit », Annuaire français de droit international, volume 32, 1986. pp. 426-438.
URL : home/prescript/article/afdi_0066-3085_1986_num_32_1_2727.
10 TRINQUAND Dominique (Général), « L’Organisation des Nations Unies et les influences qui s’y exercent dans la gestion des crises », Lettre de l’IRSEM n°3, 2013.
URL : http://www.defense.gouv.fr/irsem/publications/lettre-de-l-irsem/les-lettres-de-l-irsem-2012-2013/2013-lettre-de-l-irsem/lettre-de-l-irsem-n-3-2013/dossier-strategique/l-organisation-des-nations-unies-et-les-influences-qui-s-y-exercent-dans-la-gestion-des-crises
11 VOELCKEL Michel, « Quelques aspects de la conduite des opérations de maintien de la paix », Annuaire français de droit international, volume 39, 1993. pp. 75.
URL : home/prescript/article/afdi_0066-3085_1993_num_39_1_3122
12 Voir l’exemple de la FINUL.
MICHEL Benoît, « Maintien de la paix robuste : le cas de la FINUL renforcée », Politique étrangère /2, 2011, pp. 403-408.
URL : www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2011-2-page-403.htm
- MADONNA Pascal, « Vers l’externalisation du maintien et de la consolidation de la paix ? », Etudes géostratégiques, 22 janvier 2013.
- BANEGAS Richard, « De la guerre au maintien de la paix : le nouveau business mercenaire », Critique internationale, no 1, automne 1998, p. 179-194.
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